Hommage à Jack Rose, guitariste de l’insaisissable, décédé le 5 décembre 2009.


Je ne connais pas grand-chose au sujet de Jack Rose, ou si peu. Un corps robuste, solidement ancré dans le sol, comme une demeure au coeur de la tempête. Un visage mafflu, à la pilosité fournie, qui ne faisait pas son âge. Un regard souvent absent, perdu, grave. Jack Rose n’avait à offrir au monde que la banalité d’un homme comme les autres. Sans gesticulation. Il était ici et ailleurs, si loin si proche, chair joviale et pierre silencieuse à la fois. Il se tenait à distance respectable de tout opportun, ne s’encombrait guère des sirènes médiatiques, n’accordant à sa présence aucune singularité qui justifiât de parader en société. Originaire de Virginie, mais résidant depuis 1998 à Philadelphie, Jack Rose jouait plutôt de la musique, avec noblesse, là où beaucoup de musiciens s’escriment à en faire, tiennent un rôle, occupent une place, jouent de leur sommité.

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Je ne connais pas grand-chose de Jack Rose, mais j’ai écouté ses disques. Presque tous. Ceux qu’il enregistra tout d’abord avec son groupe Pelt (Patrick Best, Mike Gangloff, puis Mikel Dimmick) qui, au milieu des années 1990, s’aventura à redessiner les contours d’une americana devenue rumeur dronisante, arrière-monde d’envergure, obscure traversée noisy. Une musique sombre et hypnotique, pensée comme un aller-retour continuel entre l’avant et le maintenant, entre la folk acoustique (appalachienne) et les distorsions chaotiques d’instruments erratiques. Une musique de veille, constamment en quête de ses origines (le blues) et d’un hypothétique recommencement. À l’instar de Charalambides et Six Organs of Admittance, Pelt glissait, à l’orée des années 2000, dans l’épaisseur et les marges du temps, improvisait un dialogue inachevé avec les spectres de l’Amérique (“Ghosts Are Never Forgiven” est le titre d’un morceau issu de Empty Bell Ringing in the Sky), c’est-à-dire un dialogue sonore ouvert à toute forme, un dialogue en formation, indéfini.
Si, jusqu’en 2006, Jack Rose continua d’enregistrer et de se produire sur scène régulièrement avec Pelt, il entama aussi en 2001 une excursion en solitaire qui s’avéra rapidement des plus prolifiques. Son premier album solo, Red Horse, White Mule (2002), sortit en catimini, tiré à cinq cents exemplaires. Rose y refaisait l’apprentissage du monde, à la façon d’un pionnier découvrant son art à mesure qu’il en dressait l’inventaire. Hérité de l’école du label Takoma (John Fahey), son fingerpicking s’accordait à la rigueur et la respiration d’une musique rustique, sinon primitive, irriguée de ragas indiens et de bluegrass. Suivirent quelques disques, en toute discrétion et modestie, des vinyles parus en édition limitée, avec lesquels le musicien prenait la mesure d’un territoire, voyageait au plus loin sans bouger d’un pouce. Investie de plus en plus frontalement, l’acoustique mettait quelque peu en sourdine les drones, dont les effets de masse vibrante se répercutaient malgré tout dans cette dialectique de la lenteur et de l’expansion qui caractérisait désormais le jeu du guitariste (Raag Manifestos, 2004).
De LP en EP, souvent pressés à très peu d’exemplaires, une oeuvre se façonnait et s’écoulait, patiemment, commençant à laisser des traces. En 2005, Kensington Blues figura comme un accomplissement, à la fois radieux et tourmenté. Cet album apporta au guitariste une reconnaissance qui dépassa, dès lors, le cercle des fidèles de la première heure. L’idiosyncrasie de son style, les strates de musiques (souvenirs promenés de Skip James à Terry Riley) qu’il laissait entendre comme des échos, voire une errance, singularisaient son geste de musicien posé et opposé à tout pathos, véhiculaient une mémoire dénuée de sentimentalisme. Rose soignait ses plaies, sans s’appesantir. Sa musique s’apparentait à un élixir, aspirait aux hauteurs d’une âme recueillie, à un surcroît de profondeur, mais ne se départait pas, toutefois, du cortège d’ombres tapies en son coeur, de ces voix douloureuses qui ne cessaient de la hanter à l’intérieur. Mémoire de la terre, ciels orageux. Une forme de sacré trouva ici à s’accomplir, non pas le religieux des pensées molles, mais ce rapport poétique aux choses et à leur vérité, cet ébranlement, cette respiration face à la grande énigme, ce frémissement du corps qui court droit au silence.

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Quand je regarde, encore aujourd’hui, des vidéos de Jack Rose en concert, l’instrument couché à même les cuises ou contre lui, au plus près de l’abdomen, ce qui me frappe, c’est qu’il semblait alors, recroquevillé sur sa six ou douze-cordes, ne plus s’intéresser à ce qui se passait autour de lui ; non pas comme si le monde n’existait plus, mais plutôt comme si ce monde, étrangement, se dispersait entre ses mains agiles, ses doigts partis vers l’inconnu. Comme si son toucher participait moins d’une retenue qu’il ne retenait sa chute. Jeu de la chute. Pierres lancés dans un gouffre, dont on entendrait les échos infinis, jouirait de leur musique avant que tout ne se défasse.

“The World Has Let Me Down”, soit précisément le titre d’une de ses dernières compositions, située sur la face B de The Black Dirt Sessions (2009), un de ses plus beaux disques. Enregistré en août et octobre 2008 à New York, dans les Black Dirt Studios de Jason Meagher, cet album donne à redécouvrir des morceaux pour la plupart entendus sur ses précédents disques, des compositions que le guitariste abordait tels des standards, sur lesquelles il revenait inlassablement, dont il explorait avec sobriété certains motifs d’arpèges, dépliait les possibles, travaillait un détail, intériorisait un élément. Cette tentation de la reprise, du retour au même et de la variation, perceptible tout au long de l’oeuvre du guitariste américain, s’apparentait à une quête expressive sans cesse remise sur le métier, une façon de nouer et dénouer des fils, une tentative obstinée de saisir ce qui lui échappait, de se décliner. En somme : chuter et se remettre en jeu chaque instant.
Parallèlement aux albums qu’il sortait sous son propre nom, il arriva parfois à Jack Rose d’endosser, dès le mitan des années 2000, le mystérieux pseudonyme de Dr Ragtime. Précédé de plusieurs EP, Dr. Ragtime and His Pals (2008) témoigne d’un répertoire plus ouvertement traditionnel, datant souvent d’avant-guerre, que le récent solo Luck in the Valley (2010) et Jack Rose & the Black Twig Pickers (2009) ont prolongé dans d’autres contextes. Country, blues et ragtime étaient alors convoqués avec spontanéité et sans fioritures. Nulle volonté de refaire l’histoire ou de guider l’auditeur à la manière d’un touriste égaré. Plutôt, investir une mémoire ensevelie, retrouver de vieilles intuitions, faire sonner ses racines comme une multitude de signaux stellaires, se faufiler parmi les secrets enfouis du monde, se tenir à l’affût des fantômes et de leur chant ineffable. En négligeant les contraintes et la surenchère. Le coeur battant. Toujours. On ne meurt pas à trente-huit ans.

– En écoute : « Dusty Grace » (extrait de The Black Dirt Sessions)

– Discographie sélective :

Empty Bell Ringing in the Sky (VHF, 1999)
Red Horse, White Mule (Eclipse Records, 2002)
Raag Manifestos (Eclipse Records, 2004)
Kensington Blues (VHF, 2005)

By the Fruits you Shall Know the Roots (Eclipse Records, 2005)
Dr. Ragtime and His Pals (Tequila Sunrise, 2008)
The Black Dirt Sessions (Three Lobed Recordings, 2009)
Luck in the Valley (Thrill Jockey, 2010)

– Jack Rose sur Pinkushion :

Jack Rose – Kensington Blues (chronique, 7 janvier 2006)
Jack Rose, il Diabolus in Musica (entretien, 9 avril 2006)
Jack Rose – Dr Ragtime & His Pals (chronique, 9 mai 2008)
Les nouveaux as du picking (2) (article, 15 juin 2009)