Il existait donc dans la zone des Quarantièmes Rugissant une autre espèce rare que le tigre de Tasmanie. Quarante ans après sa sortie, on exhume l’album d’un génial folksinger excentrique, Howard Eynon.


Rude tâche que de succéder à Jackson C. Frank. Pour sa seconde réédition, Earth Recordings, la section archiviste de l’impeccable label londonien Fire Records (Spacemen 3, Guided By Voices, Josephine Foster…) a choisi d’exhumer un trésor caché en provenance de la lointaine île de Tasmanie: le seul album connu à ce jour du folksinger australien Howard Eynon, So What If Im Standing In Apricot Jam, paru en 1974. Un choix on l’entend plus confidentiel que celui porté précédemment sur l’unique album du folker sixties Jackson C. Frank, il est vrai redécouvert ces quinze dernières années au travers de nombreuses rééditions. Avec So What If Im Standing In Apricot Jam (sans apostrophe s’il vous plait), Earth Records nous offre pour le coup, une réelle rareté, petite merveille oubliée.

La vie d’Howard Eynon ne manque pas d’anecdotes. Né en Angleterre, sa famille part s’installer en Australie puis dans une ferme en Tasmanie où il passera l’essentiel de son adolescence. A 17 ans, il décide de quitter le mode de vie rurale et solitaire pour tenter sa chance à Melbourne et entamer une carrière de comédien. Bien qu’actif dans diverses troupes de théâtre et quelques seconds rôles décrochés dans des séries TV, sa carrière ne décollera jamais vraiment. Il aura droit néanmoins à son instant de célébrité Warholien, grâce à une brève apparition dans le cultissime premier Mad Max (1979) de George Miller. Jolie anecdote qui contribue à nourrir le mystère autour de cette douce folie qui innerve sa folk délurée.

Heureusement pour nous, l’histoire continue. Au début des années 70, parallèlement à sa carrière d’acteur, Enion n’abandonne pas sa guitare sèche et remporte même un tremplin Nouveau Talent à l’échelle nationale. Sa renommée de chanteur se concentre essentiellement sur les terres insulaires de Tasmanie. Là-bas, sa réputation locale lui offre l’opportunité de composer et enregistrer un album pour une pièce de théâtre. Enregistré pendant trois mois et sorti en 1974, So What If Im Standing In Apricot Jam, est un disque folk ambitieux dans son genre, orné d’arrangements de violons, cuivres, mellotron, flute et même d’ancêtres de synthétiseur.

A l’écoute de cette douzaine de compositions à l’orientation boisée, il est évident qu’Howard Eynon aimait incarner des personnages en dehors des planches. Au-delà de sa curiosité géographique, So What If Im Standing In Apricot Jam met en lumière une personnalité singulière, un performer dont l’accent british qu’il a conservé – limite cockney – ne passe pas inaperçu – du moins pour les heureux privilégiés qui auront posé une écoute sur son disque. Guitariste sans esbrouffe mais dont le jeu arpégé sensible s’avère riche en rebondissements mélodiques, l’Australien se distingue plutôt pour ses paroles excentriques qui en font une sorte de clown triste, parfois absurde, cousin océanique de quelques fous chantants du Royaume-Uni inhérents à cette période, tels que Roy Harper (auquel on pense beaucoup) voire Kevin Ayers.

Le titre extravagant le laisse entendre, Howard Eynon fait varier ses humeurs – légère ou engagée – tout au long de ce disque aux allures de pochettes surprise. Ainsi sur le blues folk « Roast Pork », l’Istrion change de cap en plein milieu du morceau pour reprendre quelques couplets du classique « Over the rainbow ». Ailleurs, il crie son bonheur sur « Happy Song », folk song épurée à la mélodie pop radieuse, dont le refrain léger en pleine désillusion post-sixties « I’m happy today » n’est pourtant pas vraiment dans l’ère du temps. L’enlevé et moqueur « French Army », accompagné par une trompette solennelle, se charge de rectifier le tir. Et quand Eynon se laisse aller à la mélancolie, il le fait avec une élégance suprême, sur le limite baroque « News The Time », où se brode un mellotron aristo. L’épique finale « Shadows and R » et ses multiples retournements – violons, bips électroniques et cavalcade acoustique intrépide – pourrait sans doute s’immiscer dans le Song Cycle de Van Dyke Parkes, nous n’y verrions que du feu.

Bien que perdu de vue, Eynon serait vraisemblablement toujours en vie, quelque part. La page semble tournée depuis bien longtemps pour lui, mais sa musique méritait bien une seconde vie. Peut-être passé inaperçu en son temps, So What If Im Standing In Apricot Jam a gagné en patine, celui du parfum perdu d’une époque révolue. Il serait tout simplement impossible d’enregistrer un tel disque de nos jours, le souffle et l’esprit désinhibé des années 70 s’étant évaporé depuis bien longtemps. Quarante ans après, la réhabilitation du folksinger des antipodes Howard Enyon est en marche.