Alors que le combo new-yorkais d’adoption The National revient en France pour une tournée, retour sur un entretien accordé le 9 juin dernier avant leur prestation au Zèbre dans le vingtième arrondissement de Paris.

Le groupe au complet nous avait parlé deux heures durant de leur formation musicale, leurs compositions, influences, des mp3 et de politique. Un rendez-vous que l’on ne pouvait manquer pour rien au monde.


Pinkushion: Pouvez-vous nous rappeler comment s’est formé The National?

Bryce Dessner (guitare): Nous venons tous de Cincinatti dans l’Ohio et du fait que nous sommes frères, les relations ont été simples pour monter un groupe.

Matt Berninger (chanteur): J’ai connu Scott Devendorf à l’université il y a une dizaine d’années. Avec les autres membres du groupe, nous avons partagé quelques formations rock ensemble avant de monter The National. Une fois ces aventures terminées, nous avons passé deux ans a glander autour de New York pour finalement nous concentrer sur un nouveau projet qui allait devenir The National.

L’osmose au sein du groupe n’a pas pris immédiatement. Avant The National, notre musique sonnait différemment de maintenant, tout comme entre nos deux albums l’atmosphère a beaucoup changé. Je crois qu’à l’époque nous étions dans une ambiance d’amusement général, on cherchait à se connaître. Lorsqu’on a écrit le premier album, on ne savait pas dans quelle direction aller, on jouait au feeling des chansons sans rien avoir planifié d’avance. Puis assez rapidement nous avons trouvé notre équilibre, un son, une atmosphère.
De plus, à partir du moment où chacun d’entre nous écoutait des styles musicaux différents, il y avait comme un mystère dans la façon dont notre son allait prendre forme. Mais ce qui nous a permis de se trouver rapidement fut notre amitié, nous sommes très liés.

Q: Matt parlait de vos anciens groupes, aviez-vous sorti des disques lors de ces aventures?

Bryce: Oui (silence). On préfère ne pas y penser (rires).

Q: Parce que ça vous rappelle de mauvais souvenirs?

Matt: Non, c’est juste que nous sommes passés à un autre stade.

Bryce: En fait, nous avons sorti quatre albums.

Q: Dans quelles circonstances vous êtes-vous retrouvés à New York?

Aaron Dessner (basse): Pour le goût de l’aventure,

Bryan Devendorf (batterie): du boulot, des opportunités.

Matt: L’Ohio est plein de membres de l’église Baptiste, de Quakers, d’agités en tout genre.

Aaron : Nous nous sommes rendus sur la côte Est pour suivre des études à l’université.

Q: Vous faisiez quel type d’étude?

Aaron: J’étudiais l’histoire de l’Europe.

Matt: Aaron est notre guide touristique lorsqu’on voyage en Europe.

Bryce: J’ai étudié la musique classique, j’ai un master (Ndlr : entre la maîtrise et le dea) en guitare classique.

Q: La musique était-elle importante dans vos familles?

Aaron: Mon arrière grand père était le premier violoniste de l’orchestre de la ville.

Scott Devendorf (guitare): Nous avons grandi en écoutant la musique que passait notre père.

Matt: Pour ma part, ma soeur aînée m’a éduqué à la musique en apportant à la maison de nombreux disques comme ceux des Smiths. Mes parents écoutaient peu de musique à la maison.

Q: Quel genre de musique écoutez-vous?

Aaron: N’importe quel genre. Fela Kuti, Joy Division, Led Zeppelin.

Matt: Il y a beaucoup de disputes entre nous dans les choix des disques à écouter lorsque nous sommes en tournée. Chacun défend son disque.

Bryce: En fait, on a enregistré sur un disque dur une compilation des différents morceaux de chacun.

Q: Comment définiriez-vous votre musique?

Aaron: Low Hi-Fi.

Matt: Je ne pense pas que notre musique soit de la pop, ou alors quelque chose entre la pop et le rock par moment. Je ne sais pas je dirais de la pop sombre peut être.

Q: Pourtant n’avez-vous pas l’impression de faire parti d’un mouvement musical?

Aaron: Non. D’une communauté d’artistes alors, et encore, je ne crois pas que nous en faisons parti.

Matt: à New York, il y a toutes sortes de mouvement, des soirées mondaines mais malheureusement on ne nous a jamais invité. Pour y assister, il faudrait que nous organisions notre propre soirée (rires).

Beaucoup de journalistes nous ont comparé à Nick Cave, aux Tindersticks mais je ne pense pas que ce soit dans notre musique mais plus dans la voix qu’on se rapproche d’eux.

Q: Je vous trouve plus proche de groupes comme Guided by Voices que de ceux cités dans votre bio.

Matt: Tout à fait. Nous sommes très proche de Guided by Voices. On les écoute souvent. Pendant un temps, comme ils habitaient près de chez nous on les voyait souvent.

Q: Avez-vous une façon particulière de composer?

Bryce: En général, une personne dans le groupe apporte une idée qui peut être un riff ou une suite d’accords ou une mélodie jouée sur n’importe quel type d’instrument. Puis, on enregistre une version sur huit pistes. Un morceau peut commencer par un bout de guitare ou de piano, des semaines passent, on revient sur la composition, on arrange les textes à la chanson et la musique évolue.

Aaron: La plupart du temps, deux ou trois personnes travaillent sur une approche musicale puis Matt amène ses textes. Par exemple, on a enregistré cinq versions différentes de « Cardinal song » avant de s’arrêter sur celle qui figure sur sad songs for dirty lovers.

Bryce: Sur l’album, cette chanson est devenue un mélange de la première version et la cinquième version enregistrée.

Q: Vous adaptez les paroles aux compositions?

Matt: J’écoute sur le huit pistes les chansons enregistrées et en fonction de l’humeur, de l’ambiance musicale, j’écris et adapte mes textes. Puis, je montre le résultat au groupe. Mes textes sont assez flexibles, j’écris plus des bribes de phrases qu’une sorte de poème entier.

De plus en plus souvent, on jam ensemble et de cette manière les morceaux prennent forme. En studio, la structure de la composition peut varier suivant les techniques mises à disposition dans le local d’enregistrement.

Q: Utilisez-vous des logiciels comme protools?

Aaron: Même si ça ne s’entends pas d’une façon évidente, on expérimente beaucoup en utilisant les logiciels comme protools. Ils nous permettent d’arranger les chansons, les faire sonner d’une manière moins classique même si au final ça reste du rock.

Matt: Ce n’est pas un choix délibéré d’utiliser des techniques numériques, mais plus une voie d’expérimentation. On emprunte beaucoup de directions et si la chanson en est gagnante alors on garde l’idée. Je suis ravi que sur cet album nous ayons pu avoir accès à plus d’outils que pour l’enregistrement du premier album. De ce fait, nous avions plus de liberté sur les morceaux.
Pour l’enregistrement du premier album, on était dans un petit local en sous-sol avec seulement nos instruments. Deux ans se sont écoulés entre les deux albums et entre-temps nous nous sommes équipés en informatique. Bryan a chez lui un ordinateur qui est relié à plusieurs claviers. Comme des mômes qui découvrent un jouet, nous avons utilisé toutes les options que nous offraient les logiciels.

Brian: Quelques fois, nous allons jouer les chansons de l’album en live (deux guitares, basse, batterie, chant) et d’autres fois en studio on peut disposer d’une vingtaine de versions. Lorsque nous ne sommes pas satisfaits de certaines, on les réécrit ou réenregistre d’une autre manière. En fait, nous réinventons souvent grâce aux logiciels de musique.

Aaron: Certaines idées de chansons nous viennent des musiques qu’on écoute mais on improvise beaucoup d’ailleurs la plupart du temps on travaille les compositions au moment des balances.

Q : Comment peux-t-on comprendre le titre de votre album sad songs for dirty lovers ?

Matt: Avant de choisir un titre pour l’album, on parle énormément entre nous. Notre premier album n’avait pas de titre parce qu’on ne savait pas quelle idée transmettre. Pour celui-là, nous avons trouvé un titre assez étrange qui puisse poser des questions.

« Dirty Lovers » peux être compris comme une personne qui est amoureux dans un sens sexuel. On aime bien les incohérences dans les titres et puis c’est aussi de l’humour noir.

Q: Vos chansons parlent des difficultés d’aimer, de la fragilité, des relations complexes entre couple. Dans tes textes Matt n’as-tu pas peur de trop t’exposer?

Matt: Par moment il est peut être embarrassant de parler de choses liées à l’intime mais la majorité des textes que j’écris ne sont pas sur moi ou inspirés de ma vie mais plutôt vus comme quelque chose d’universelle. Toutes les chansons que j’écris ne sont pas systématiquement pessimistes. Elles peuvent avoir un côté dramatique, douloureux mais dégagent des sentiments toujours sincères sans être automatiquement personnelles.
Les paroles sont souvent sombres car je les écrits seul chez moi, tard dans la nuit avec un verre à la main.
Une chanson comme « Cardinal Song » marque la rancœur, le chaos mais en aucun cas je crois en ce sentiment. Elle parle de cœur brisé mais évoquée à un point ridicule.

Je ne me sens pas directement exposé car en fait mes secrets les plus intimes sont protégés.

Q: Quelles sont vos principales influences musicales?

Aaron:Joy Division, Guided By Voices, Afghan Whigs.

Bryce: Du fait que j’ai un parcours classique, j’ai des influences différentes des autres. Je peux écouter aussi bien Steve Reich, Chris Turner, que Yo La Tengo ou Pavement. De même j’écoute de la musique polyphonique et joue des partitions de Bach pour guitare ou du Villa-Lobos.

Matt: Au niveau des textes et de la voix, je me sens proche de personnes comme Tom Waits, Nick Cave, Leonard Cohen qui considèrent les paroles comme de la poésie. Sinon les Violent Femmes et les Smiths restent mes grandes influences.

Bryan: Neil Young, Simon & Garfunkel.

Scott: Bob Dylan, Radiohead, U2, la liste serait trop longue…

Q: Aimeriez-vous collaborer avec d’autres musiciens?

Bryce: Si on faisait une liste des personnes avec qui on voudrait travailler il y en aurait une centaine.

Avec mon frère Aaron, nous avons collaboré avec les Clogs avec qui nous partageons le même label américain (Ndlr Brassland).

Bryan: le problème est de consacrer du temps à ces projets et comme chacun d’entre nous à un boulot à côté (Ndlr Bryan travaille dans une société d’édition, Aaron et Scott dans une société de design) on privilégie d’abord The National.

Q: On parle de plus en plus des échanges gratuits de musique par fichier mp3, comment percevez-vous ce mouvement?

Bryce: Le problème vient du fait que les maisons de disque ne voient pas un revenu arriver de ces échanges, alors qu’elles ne pensent qu’à faire du commerce. Aujourd’hui, il devient de plus en plus facile d’avoir accès à la musique par un ordinateur parce que télécharger revient moins cher qu’acheter un album en magasin. De plus, ces fichiers d’échanges sont comme une bibliothèque géante, tu as accès à tout type de musique que tu ne pourrais pas te payer si tu devais toutes les acheter.

Nous ne sommes pas effrayés par ce courant bien au contraire il permet à des petits groupes comme nous de se faire connaître. Lorsqu’un gamin a dix euros en poche, il préfère acheter une « valeur sûre » que de les dépenser dans un truc qu’il ne connaît pas mais si il nous a écouté sur le net, il peut payer pour avoir notre disque.

Q: Est-ce que le nom de votre groupe peut être compris comme un attachement patriotique?

Aaron: Non pas du tout. The National est un nom générique qui fait référence à de nombreux articles américains.

Matt: Il n’y a rien de politique dans le nom.

Scott: C’est à la fois ironique, nationaliste, politique, et générique pour ne pas avoir de sens profond. Mais on ne revendique aucun courant politique à travers le nom du groupe.

Q: Pensez-vous que les artistes ont un rôle important à jouer dans les questions politiques?

Matt: Je ne crois pas. Certains de mes textes sont politiques mais je ne me vois pas parler pour des millions de personnes. Nous préférons faire passer des messages à travers nos chansons que de s’exposer dans une tribune pour condamner un fait politique. Je ne pense pas que les gens attendent les opinions d’un groupe de rock pour être influencés ou se forger une idée politique.

Q: Qu’est ce qui vous ferez arrêter la musique?

Bryan: Un échec financier (rires).

Matt: Souvent des groupes explosent car ils ne s’entendent pas sur la composition ou ne se retrouvent pas dans les chansons.

Bryce: Dans notre cas, comme nous sommes frères avant de se fâcher on aura sorti des dizaines de disques (rires).

Q: Quels sont vos livres de chevet?

Bryce: Dostoïevski, les frères Karamazov, crime et châtiment, Proust.

Aaron: Don DeLillo, Outremonde.

Matt: Faulkner.

Scott: Kundera.

Bryan: Jonathan Franzen.

Q: Avez-vous pensé à composer le score d’un film?

Matt: J’aime les films de Patrice Leconte mais je crois qu’il ne nous connait pas (rires). Ou de Mike Leigh.

The National, Sad songs for dirty lovers (Talitres/Chronowax)

-Le site du groupe