En octobre dernier, la Cigale parisienne a eu le privilège de recevoir sur ses planches l’une des formations de rock les plus emblématiques des années 90. Stuart Staples et Dickon Hinchliffe, deux des membres cruciaux des Tindersticks, ont bien voulu répondre à l’appel de la pinkushion team. Entre remise en question, questionnement politique, besoin vital de faire de la musique, et recherche de spontaneité, la valeureuse bande de Nottingham nous prouve une fois encore qu’elle n’est pas prête de se reposer sur ses lauriers.
Avant d’enregistrer l’album Waiting for the moon dans quel état d’esprit étiez-vous ? Aviez-vous l’impression d’avoir perdu une certaine spontanéité dans votre musique ?
Dickon Hinchliffe : Je ne pense pas. Je crois plutôt que la spontanéité a toujours été présente dans notre musique. C’est juste que par moment le plaisir de jouer se faisait moins ressentir.
Stuart Staples : Pour l’album Simple pleasure ou Can our love, on s’est rendu compte que nous devions retrouver cette part de spontanéité qui rend notre musique moins léchée.
Dickon : Notre façon de composer ne repose pas sur un motif calculé, on ne pourrait pas avancer et éprouver du plaisir à jouer s’il n’y avait pas de spontanéité.
Stuart : Sur nos deux premiers albums, l’ambiance créée était très brute, simple, sans fioriture. On ne peut pas revenir en arrière. Aujourd’hui nous sommes moins naïfs. On prend conscience de ce qu’on fait, de la musique qu’on joue. Avec cet album Waiting for the moon, nous avons voulu casser un peu cette manière de concevoir notre façon de composer.
Pour aboutir à un résultat satisfaisant, avez-vous dû passer par une remise en cause individuelle voire collective ?
Dickon : Dans chaque groupe de musique comme dans toute collectivité, la part d’individualité doit être reconsidérée de temps en temps. Vivre de compromis peut tuer un groupe. Et chaque individu pour se réaliser doit s’impliquer et s’affirmer.
ça passe par exemple par le fait que tu prends plus part à l’écriture que dans le passé. Tu t’exprimes sur certaines chansons pleinement et non plus qu’à travers les choeurs ?
Dickon : Je suppose qu’avec le temps, on prends plus conscience qu’il est important de s’exprimer par les mots. Je perçois ma voix comme un instrument aussi essentiel que le violon, ou la guitare. Je m’exprime tout autant lorsque je chante que dans les arrangements de cordes.
As-tu l’impression que ta voix a évolué au cours des années ?
Dickon : Je me sens plus en confiance aujourd’hui pour chanter. La voix est l’instrument le plus naturel et ce que tu peux exprimer à travers le chant vient de l’intérieur du corps. Tu peux te perdre inconsciemment comme surmonter toutes les difficultés par la voix.
Stuart : Dans la musique des Tindersticks, on essaie de créer une atmosphère autour de la voix. Que se soit par celle de Dickon ou de la mienne, on ressent ce besoin d’éprouver des sentiments chantés, une sorte de mélancolie apaisante qui vient de l’intime, qui est profond.
Ndlr : A ce moment de l’interview Stuart Staples nous quitte après avoir perdu à pile ou face pour savoir qui de lui ou de Dickon allait faire une interview télé. Dépité, il nous dit qu’être filmé l’emmerde et par la même occasion se fait chambrer par Dickon.
Avez-vous pensé arrêter la musique pendant un moment ?
Dickon : (Silence). Dans un sens oui (Silence). Non en fait, on a envisagé de s’arrêter plus pour faire une pause que de jouer de la musique. Pour que le groupe puisse avancer, nous avions besoin de réapprendre à nous connaître, de retrouver le goût de jouer ensemble. Nous avons fait le point sur ce que nous voulions faire à présent dans nos vies.
Faire de la musique nous est apparu essentiel comme un besoin vital, une nécessité dans nos vies. Même si on ne jouerait pas au sein des Tindersticks, je pense que chaque membre du groupe ferait de la musique de son côté ; ne plus jouer c’est comme ne plus respirer pour nous.
Vous êtes assez productifs en terme de parutions d’albums. Comment vous positionnez-vous en tant que musiciens dans ce contexte économique difficile qui touche l’industrie du disque ?
Dickon : Depuis cinq ans, les maisons de disques connaissent de grosses difficultés et cette impasse touche les artistes. Aujourd’hui, les ados ne consomment plus de la même manière que lorsque nous avions leur âge dans le sens où nous, nous dépensions notre argent dans les disques, les vêtements et la bière (rires). Mais maintenant, dans une société de consommation qui propose tous les jours de nouvelles technologies ou produits en tout genre, les gamins dépensent plus d’argent à côté que dans les disques : dans les jeux vidéo, ordinateurs (la liste est longueÂ…).
Ils peuvent télécharger la musique gratuitement sur internet. Je ne les blâme pas, je le fais moi aussi de temps en temps. Et puis, je ne pense pas que ce soit la raison principale pour laquelle les maisons de disques perdent de l’argent. Ils n’investissent pas assez. S’ils ne croient pas aux chances d’un artiste de grandir, ils ne lui donnent que peu d’argent, de peur d’en perdre trop. Pour cette raison, il devient difficile de faire de la musique aujourd’hui. Le business a pris le dessus sur l’artistique.
Peut-on court-circuiter cette industrie ou doit-on nécessairement travailler avec ? Est-ce qu’un artiste qui s’investit sur la scène politique par exemple a plus de chance et un moyen de pression pour imposer ses choix artistiques ?
Dickon : Je ne crois pas. (Silence). Il y a des artistes qui s’investissent sur un plan politique et qui le font très bien. Je pense à Bob Dylan, Curtis Mayfield, probablement Bruce Springsteen. Par contre je n’apprécie pas lorsque certains artistes se servent de leur discours comme un exercice politique ou comme une sorte de sermon. Pour moi, la politique est une question de citoyenneté dans la vie de tous les jours, qui revient à se demander comment s’impliquer dans la vie communale, comment se conduire. La politique dans le sens gouvernemental vient après. La politique citoyenne est plus importante et entre dans les rouages de la politique d’un état qui n’est en fait qu’une vaste machinerie.
Une personne comme Curtis Mayfield qui a pointé du doigt la critique sociale des Etats Unis dans les années 60-70, ne s’est jamais présenté comme un prêcheur de bonnes paroles, la lumière qu’il faut absolument suivre, sinon il serait devenu politicien. Et il n’a pas franchi cette barrière, il est resté musicien.
Pour revenir à la musique, vous semblez apprécier les voix de femmes spécialement pour des duos (on se souvient de ceux avec Nikki Sin, Carla Torgerson, Isabella Rossellini pour ne citer qu’elles (Â…).
Dickon : C’est marrant parce qu’en écoutant de la musique tout à l’heure, on parlait de ce concept de duos. Stuart a réalisé en fait que le meilleur duo qu’il avait écrit était celui avec Carla (Ndlr : Carla Torgerson des Walkabouts) sur « Travelling light » pas parce qu’elle chante mieux qu’une autre mais parce que lorsqu’il a écrit les paroles de la chanson, il les avait dans la tête. Il savait exactement ce qu’il voulait entendre, comment les mots allaient sonner dans la voix d’une femme. Donc il fallait trouver la bonne personne qui puisse exprimer ces sentiments le mieux possible.
Comment se passe le choix de la bonne personne ?
Dickon : Pour Lhasa par exemple (Ndlr : le dernier duo en date est celui avec Lhasa de Sela sur la chanson « Sometimes it hurts », la chanson avec les textes, les arrangements de cordes, la musique tout était déjà prêt, il ne restait qu’à trouver la chanteuse.
Un jour notre ingénieur du son a passé un disque de Lhasa en nous disant qu’on devrait l’écouter, qu’elle avait une voix particulière. Et en effet, on a trouvé sa voix très naturelle, elle n’a aucune prétention dans sa façon de chanter et c’est ce qui nous a plu.
Peut-on dire qu’il existe un lien entre tous les duos, qu’une même expression se dégage des chansons ?
Dickon : Les chansons sont toutes différentes même s’il est vrai qu’on peut les considérer comme des soeurs. Stuart chante sur toutes les chansons bien que son approche d’écriture pour ces duos ne soit jamais la même. Mais il doit y avoir des liens cachés.
N’avez-vous jamais pensé à composer un duo pour une voix d’homme mis à part la tienne ?
Dickon : Oui, on y a déjà pensé. D’une certaine façon le résultat peut être intéressant. Il se peut que dans un prochain album, on envisage un tel duo, ça va être très différent.
Lorsque j’ai écouté Waiting for the moon pour la première fois, en écoutant la première chanson « Until the morning comes », j’ai cru entendre Townes Van Zandt tant ta voix est proche et l’atmosphère similaire.
Dickon : T’as raison. Cette chanson a beaucoup de Townes Van Zandt. On écoute ses disques depuis pas mal de temps, on reprend souvent « Kathleen » en concert. Il est pour moi une grande influence autant pour sa voix que ses chansons et lorsqu’on m’écoute chanter il y a des connections.
Avec Townes Van Zandt, vous avez repris beaucoup d’artistes talentueux comme Louis Armstrong, Otis Redding, Curtis Mayfield, Tom Waits, Lee Hazlewood, Bowie. Pensez-vous reprendre une chanson de Johnny Cash ?
Dickon : Probablement. Il se peut qu’il y ait un tribute en son hommage. Si on nous demande d’y participer, on le fera volontiers même si on n’aime pas trop ces sortes de tribute.
Une reprise est réussie lorsque nous voulons la faire pour nous. Lorsqu’on a repris « Mockin’ bird » de Tom Waits, c’était au départ parce qu’on aimait la chanson et non pour le tribute. On préfère se faire plaisir en jouant une chanson pour nous que pour un événement particulier.
Est-ce que vous travaillez de la même façon les chansons pour un album et celles destinées à la bande son d’un film ?
Dickon : La composition est différente. Lorsque nous écrivons pour un album, nous créons notre propre univers, notre propre vision alors que pour une bande son, la composition relève plus d’une collaboration avec le réalisateur qu’un travail individuel.
Pour les films de Claire (Ndlr : Les Tindersticks ont composé la bande son de trois films de Claire Denis « Nenette et Boni », « Trouble everyday » et « Vendredi soir » (composition de Dickon Hinchliffe)), l’atmosphère du film est déjà posée. Elle a une vision d’ensemble, précise de chaque détail, le script est déjà écrit, les acteurs choisis, elle sait comment elle va les diriger, quelles expressions ils doivent donner. Alors on doit s’adapter à son monde et à nous d’apporter quelque chose de nouveau.
Tu travailles à partir des rushs ?
Dickon : Oui. Pour « Nenette et Boni », on a composé à partir d’images alors que pour « Trouble everyday », certains titres ont été écrits sans même voir les rushs. C’est presque par erreur qu’on a réalisé que certaines chansons collaient parfaitement à l’atmosphère du film. Et puis on a discuté avec Claire pour connaître vraiment la direction, l’âme du film.
Pour « Vendredi soir », le dernier film de Claire Denis, dont j’ai composé la bande son l’année dernière, la musique marchait avec le film d’une manière presque inconsciente. J’ai écrit deux ou trois parties musicales sans même voir les images du film avant. Il y a une sorte de complicité qui s’établit entre nous. On sait maintenant comment Claire fonctionne, réagit, ce qu’elle ressent, quelle direction elle veut emprunter pour son film.
Je pense que les meilleurs morceaux que j’ai écrit sont ceux où je ne connaissais rien du film. Claire nous fait confiance. D’ailleurs, nous travaillons actuellement sur la bande son de son prochain film. (Ndlr : Malheureusement nous avons promis à Dickon de ne rien dire !).
Comment définirais-tu la musique des Tindersticks ? Vous sentez-vous plus proches du jazz que de la pop ?
Dickon : Que ce soit Miles Davis, John Coltrane ou Tom Waits, le style importe peu mais c’est l’attitude qui est importante. Notre musique est proche de celle créée par des personnes qui ont une attitude honnête, une expression, une émotion dans leur musique. On peut aussi bien se retrouver dans le jazz, le rock, l’électronique, que le classique tant que la musique nous touche. On écoute toute sorte de musique. L’attitude est plus importante que les genres.
Si tu devais jeter un regard en arrière sur les albums des Tindersticks ou de Asphalt Ribbons, qu’est-ce que tu changerais ?
Dickon : Nous sommes assez fiers de la plupart des chansons que nous avons écrites avec les Tindersticks bien plus qu’avec Asphalt Ribbons (Rires). Nous sommes un peu embarrassés par rapport à cette période.
Pourtant certains eps étaient bons !
Dickon : Oui en effet mais on n’avait pas encore trouvé nos marques.
As-tu des regrets concernant certains choix ?
Dickon : Pas vraiment. S’il fallait recommencer, on se faciliterait plus la vie. On essayerait de gagner plus d’argent. Mais comme on ne peut pas revenir en arrièreÂ… C’est juste qu’il y a peut-être des opportunités que nous avons loupé ou pas su saisir aux bons moments mais ça fait partie de l’attrait de la vie. Nous ne sommes pas du style à s’attarder sur le passé.
Beaucoup de sites internet de fans proposent des bootlegs de vos concerts. Quelle attitude avez-vous face à ces enregistrements ?
Dickon : Certains de nos fans enregistrent les concerts pour avoir une représentation de nos shows. Ça ne nous dérange pas. J’ai aussi des bootlegs chez moi.
Nous avons sorti une série de bootlegs officiels (Ndlr : Botanique 2001, Lisboa 2001) pour proposer aux gens la possibilité d’écouter les Tindersticks en concert avec une qualité de son contrôlée.
Vous avez collaboré avec un certain nombre d’artistes français (Claire Denis, Jean-Louis Murat, Stuart avec les Hurleurs). Crois-tu que les artistes français ont une approche de l’art plus sensible que les anglo-saxons ?
Dickon : Je pense que les français ont une perception différente de la musique, surtout de la pop musique. Plus généralement, en France et en Europe contrairement à l’Angleterre, les gens s’intéressent aux artistes, à leur carrière, à leurs projets parallèles. En Angleterre, un artiste doit rester un artiste et rien faire à côté. Tout est lié à la mode du moment chez nous. Les anglais se lassent vite alors qu’en France on compte sur la durée.
En signe de conclusion, as-tu des écrivains, disques ou réalisateurs que tu chéris plus que d’autres ?
Dickon : William Faulkner, Ernest Hemingway sont mes écrivains préférés. Parmi une centaine de disques, celui qui m’a le plus influencé est Desire de Bob Dylan. Il y a des parties de violon stupéfiantes. Ma mère avait l’habitude de jouer ce disque lorsque j’étais enfant. J’ai appris le violon par ce disque dans une forme très classique puis après folk, tout en attitude !
Un réalisateurÂ… J’aime beaucoup les westerns de Sergio Leone ou Sam Peckinpah.
The Tindersticks, Waiting for the moon (Beggars Banquet/Naive)
-Le site du groupe