La carrière de Phil Och est indissociable de la vie qu’il mena, tantôt brillante tantôt pitoyable mais toujours déchirante, poignante dans la désertion et l’autodestruction. Bien qu’il laisse derrière lui quelques disques bouleversants d’une beauté mélodique incommensurable dont le chef d’oeuvre Pleasures of the Harbor, à l’instar des musiciens folk de l’époque comme Tim Hardin, Tim Buckley, ou Fred Neil, les albums de Phil Ochs n’ont jamais eu l’écho médiatique escompté. Tari dans l’ombre d’un certain Bob Dylan qu’il idolâtrait ce qui était loin d’être réciproque, l’américain se consola d’un accueil mitigé grâce à une poignée de fans fidèles qui voyaient en sa personne un songwriter d’exception. Conscient de son talent et de marquer de son sceau l’histoire de la musique, boudé voire ignoré par le public, il ne se relèvera jamais de ses échecs commerciaux. Il plongera alors dans une dérive souveraine qui ne fera qu’accentuer sa fièvre névrotique et alimenter ses désillusions.


Phil Ochs, originaire du Texas s’inscrit à l’université de l’Ohio en classe de journalisme jusqu’à ce qu’il ambitionne de devenir chanteur, grisé par le succès de ses pairs, Bob Gibson, Woody Guthrie, Faron Young, Johnny Cash, Buddy Holly, et quitte en 1960 l’Etat pour rejoindre New York. En première partie de John Hammond, il fait ses premières armes en tant que chanteur guitariste folk. Puis, peu à peu il connaît une certaine renommée et tient une place de choix dans le milieu folk new-yorkais aux côtés de Dylan, Pete Seeger, Tom Paxton, Joan Baez. Pris sous l’aile de Jac Holzman, directeur d’Elektra records, Phil Ochs enregistre trois albums pour la firme qui deviennent des brûlots socio-politiques datant son époque. Se passionnant pour des thèmes d’actualité comme la guerre du Vietnam, la crise avec Cuba, la défense des droits civils, la liberté de divorcer, il s’affiche comme militant démocrate pour la classe ouvrière et au travers de ses textes condamne la politique menée par le gouvernement américain vis à vis des classes modestes. Devenant un des leaders de la scène folk new-yorkaise, son statut de chef de file lui attire quelques jalousies et notamment celles de Dylan qui le qualifie de journaliste avant d’être musicien. Bien que Phil vénère Dylan et fait tout pour gagner sa sympathie, ce dernier l’ignore jusqu’à devenir indirectement un des responsables de sa mort.

Très attaché à la vie politique et sociale des Etats-Unis, comme beaucoup d’autres agitateurs de la scène new-yorkaise, Phil Ochs témoigne à travers ses chansons de son engagement pour des causes communautaires. Alors qu’il s’affirme depuis ses débuts discographiques en tant que protest singer, il abordera à partir de 1965 un virage assez radical dans sa manière de composer, cédant son côté revendicatif au profit d’une écriture poétique. Ce tournant dans son oeuvre musicale il le doit tout particulièrement à Jerry Moss qui l’enleva des mains protectrices de Jac Holzman, saint patron de la crème de la scène folk, Judy Collins, Tom Rush, David Ackles, Tim Buckley, Fred Neil parmi tant d’autres.

Avec l’album Pleasures of the Harbor, Phil Ochs se détache de son empreinte d’activisme folk et orne ses chansons d’arrangements lyriques. Sa verve autrefois déployée sur des sujets d’actualité se passionne désormais pour les sentiments, la passion amoureuse et saisit la vie dans sa matière entre effroi et bonheur. Enregistré en 1967 sous la houlette du producteur Larry Marks, Pleasures of the Harbor se démarque des trois précédents disques et de la production de Paul Rothchild. La considérant comme austère, Larry Clarks ruine le travail de Rothchild pour concentrer la nouvelle production sur le son. Cherchant à habiller les textes de l’auteur avec grandiloquence, la musique se dote d’une orchestration solennelle. Les envolées de cordes tourbillonnent dans l’air, figeant littéralement la voix du chanteur envoûté par tant d’harmonie. Le résultat est tout simplement fascinant. Ainsi un titre comme « Outside of a Small Circle of Friends », pourtant lugubre dans son récit, Phil Ochs renouant avec ses discours sociaux de prédilection raconte l’histoire tragique de Kitty Genovese, jeune new-yorkaise qui fut violée et tuée par son agresseur alors que ses voisins l’entendaient hurler à la mort se terraient dans le silence, évite toute atmosphère pesante qui aurait été de circonstance pour se parer d’une musique légère entretenue par un jeu de piano tout en finesse signé Lincoln Mayorga. La subtilité de la mélodie, quasiment allègre, fait passer les propos de l’auteur en douceur, ce qui lui permet de sortir la chanson en single et de bien se placer dans les charts. Pourtant, malgré quelques critiques élogieuses, les amateurs de folk ne se retrouvent plus dans la musique de Phil Ochs et lui reprochent de délaisser les guitares dans son nouveau répertoire.

La production grandiose de Pleasures of the Harbor que certains puristes qualifieront d’emphatique dévoile en plein jour une qualité d’écriture audacieuse dont on explore encore aujourd’hui la richesse. En état de grâce, les musiciens signent une fresque pointilliste qui oscille entre pesanteur et élégie. Dans la démesure de titres comme « Crucifixion », « Flower lady » ou « Miranda », rattacher Ochs à une seule famille folk revient à passer sous silence l’amplitude de ces compositions insolentes de liberté parrainées par les tourbillons vertigineux de cordes et piano. L’album atteint des sommets ouvragés minutieusement dont les lectures répétées nous bouleversent encore maintenant. La texture fondue des orchestrations fastes sertie d’arrangements complexes touche la perfection lorsque la voix et sa capacité à monter dans les aigus se fraie un chemin au milieu des mélodies d’une fluidité minérale. La puissance du chant sur des titres comme « Cross My Heart », « I’ve Had Her » ou celui qui donne son titre à l’album baigne dans des harmonies vocales si fragiles qu’elles semblent statufier le chanteur en poète céleste.

Alors que l’américain est à son apogée, il commence peu à peu à développer certains troubles psychiques. Syndrome représentatif du manque de lucidité qu’entretient l’américain avec le public, décidé de se produire au Civic Auditorium de Santa Monica, il persuade son nouveau manager Doug Weston, et malgré les avis contraires de son frère Michael d’organiser le concert. Le soir de la représentation, il monte sur scène devant un public réduit à un cinquième de la capacité de la salle. Le divorce prononcé, Phil Ochs tombe de haut.

A partir de 1970, sa vie bascule et les infortunes le frappent de plein fouet. Alors qu’il témoigne d’une maîtrise artistique, ses albums suivants s’enfoncent dans des ambiances nébuleuses à l’esprit cathartique. Persuadé d’être Le défenseur des opprimés, il erre entre réalité et divagation. Il devient de plus en plus vulnérable et prend chaque revers comme un échec personnel. De déception en rancoeur, il tombe dans la dépression. Son album Greatest Hits pourtant livré aux mains expertes du producteur Van Dyke Parks ne gagnera pas l’affection du public. Les fans de la première heure désertent, reprochant à leur favori d’avoir tourné le dos au folk pour de la musique baroque.

Délaissé par ses amis, il renonce un temps à la musique et passe son temps à boire. Il s’abandonne à son triste sort d’auteur maudit et incompris. Il multiplie les voyages à l’étranger qui ne lui amènent que des malheurs comme lors de son séjour en Tanzanie où attaqué et étranglé il perd la partie haute de ses cordes vocales. Revenu aux Etats-Unis, il dilapide sa fortune, tente une carrière musicale prometteuse sous le nom de John Butler Train, en vain.

Recueilli par sa soeur Sonny, il s’installe en 1976 chez elle et se remet à la guitare. Le 9 avril, son corps est retrouvé pendu à la porte de la salle de bain. Incinéré, ses cendres ont été dispersées du haut du Château d’Edinburgh. Songwriter d’exception, Phil Ochs laisse derrière lui une oeuvre autant raffinée que foudroyante qui propulse notamment son chef d’oeuvre Pleasures of the Harbor vers l’éternité.