Le folker de Seattle promène son folk urbain sur un sixième album toujours désespéré traversé de lap steel américana et d’arrangements de corde chatoyants. Un fonds de commerce inépuisable.


On ne s’ennuie jamais avec Damien Jurado. En l’espace de six albums (et quelques Eps précieux), le discret folker de Seattle peut se vanter d’avoir brassé large : folk solitaire (sur Rehearsals for Departure), pop (Waters Ave S), électrique (I break Chairs) et puis americana expérimental sur Where Shall You Take Me, son dernier disque en date. Jurado est un énergumène de la trempe d’un Will Oldham, un peu instable sur les bords et totalement habité par sa musique, qui semble prendre un malin plaisir à perturber les codes d’une style qui se veut à la base codifié en lui insufflant un sérieux coup de fouet via une rébellion implosée.

De prime abord, On my way to absence est dans la lignée folk/americana de son très beau prédécesseur Where Shall You Take Me : un opus dense où Jurado a mis un point d’orgue à peaufiner ses arrangements. Si les sessions d’enregistrement datent déjà d’il y a un an, ce « chemin vers l’absence » semble pourtant avoir été conçu durant la saison des feuilles mortes, tant ce spleen lui est approprié. Il y a une grande poignée de titres d’obédience « coeur malade » avec gratte folk en bandoulière, mais Jurado y exploite toutes les facettes du genre : seul ou accompagné de son groupe, les chansons passent du registre tamisé aux amplis à lampe sans états d’âme.

A l’instar de feu Elliott Smith, le musique de Jurado est tout le contraire de l’apparence physique du bonhomme bourru. Il cache derrière son enrobage un peu rude une âme sensible, chantant d’une voix frêle des humeurs noires. “White center”, par exemple, qui augure ce disque sous un décorum intimiste et délicat (lap steel, piano précieux), parle d’une sordide histoire de meurtre non élucidée dans les bas-fonds de Seattle. Sans exagérer, la trame pourrait aisément être empruntée à des durs à cuire gangsta rap… C’est qu’on sent vraiment tout au long de ce parcours que le folker se plait à jouer avec ces saisissants contrastes et à varier les plaisirs.

Sur le titre suivant, “Lottery”, notre homme convie ainsi Rosie Thomas, officiant dans le rôle d’Emmylou Harris, le temps d’une ballade de guignard dans la grande tradition country. D’humeur plus pop, “Big Decision”, est une chanson d’abord contemplative limite planante, dont quelques violons sublimes viennent s’y greffer en milieu de route pour nous accompagner jusqu’au bout du chemin.

Avec “Lion Tamer”, on entend enfin le kit de batterie sortir de sa retraite, et on a même droit à un solide refrain accompagné d’un e-bow brumeux qui nous enveloppe. L’humeur n’est toujours pas au beau fixe, le morceau parle d’une relation sentimentale consumée et poursuivie par des regrets qu’on n’avouera jamais. D’ailleurs, ce nouvel album est une ode à la jalousie dont certains titres mettent la puce à l’oreille (la clôture en forme de règlement de comptes “A Jealous Heart Is A Heavy Heart”) …

On est déjà à la seconde moitié du disque, et comme les amplis à lampes sont à bonne température, l’électrique “I am The Mountain” sonne comme si Jurado jammait accompagné du Crazy Horse. Le mimétisme y est troublant. Tout comme son collègue de label Jason Molina, Jurado est un des meilleurs disciples du loner, l’un des plus habiles à mieux nous faire passer la pilule d’un Neil Young aujourd’hui en perte de vitesse.

Mais la récréation rock est terminée et les idées noires reprennent le dessus sur “Icicle” avec ses cuivres désespérés, qui donnent l’impression de s’enfoncer dans un puits sans fond, une chute vertigineuse où la voix de Jurado essaie de s’extirper sans succès. Le reste du disque ne semble pas s’en relever.

Tristesse, apitoiement, mélancolie traversée de frissons mélodiques : voilà donc le programme – on en convient pas très champomy – de ce sixième album de Damien Jurado. Mais ses histoires de gars mal dans leur peau ont définitivement une résonance bien particulière. Tout comme son fonds de commerce semble inépuisable, on se dit que Damien Jurado ne fera jamais un mauvais disque.

-Le site de Damien Jurado
-La chronique de Where Shall You Take Me ? (2003)