Dans un dialogue vibrant entre un oud et une guitare électrique, Serge Teyssot-Gay montre une nouvelle fois son attachement à créer un langage détaché des contraintes de genre. De la rencontre avec le syrien Khaled Al Jaramani est née un album tout en complicité et spontanéité.


Noir Désir a toujours eu et aura toujours une place de choix dans mon panthéon personnel pas seulement du fait qu’ils ont bercé dès leurs débuts une partie de mes années lycée jusqu’à aujourd’hui, de concerts en rencontres, mais aussi car ils témoignent d’une affection toute particulière dans leurs rapports humains et artistiques qui les rend si attachants. S’échappant du format rock, ils n’hésitent pas à se confronter à d’autres courants musicaux pour mieux y puiser un moteur d’inspiration et ainsi développer une vision et une approche à mille lieues des schémas d’écriture classique et sans grande originalité de certains disques pop. Tout en nuance et envergure, les collaborations de Cantat avec Akosh Szelevenyi, Barthe avec Edgar De L’Est ou Teyssot-Gay avec Marc Sens, La Rumeur ou Al Jaramani prouvent une nouvelle fois qu’aux confins du jazz et de l’improvisation libre en passant par la world music et le rap, la musique tire sa richesse dans la diversité.

Serge Teyssot-Gay n’en est pas à sa première escapade solo puisqu’il a déjà signé plusieurs productions, Silence radio en 1996, On croit qu’on en est sorti d’après La peau et les os de l’écrivain Georges Hyvernaud en 2001, des adaptations musicales avec le groupe Zone Libre (Marc Sens, Jean-Paul Roy, Cyril Bilbeaud – ex Sloy) autour des textes de Lydie Salvayre Contre en 2002 et Dis pas ça à paraître en septembre 2005. Désireux de créer de nouveaux dialogues entre guitares électriques et instruments de tout horizon sans attache particulière et où les mots se soustraient à un langage sonique commun en perpétuelle évolution, le stéphanois multiplie les rencontres toutes aussi passionnantes les unes que les autres.
Lors de la tournée de Noir Désir au Moyen Orient en avril 2002, Serge Teyssot-Gay découvre lors d’un concert organisé par leur tourneur Sylvain Fourcassié à Damas l’intensité du jeu de Khaled Al Jaramani et les variations d’harmoniques de l’oud. Après avoir été emballé par la prestation scénique du groupe bordelais, le professeur de musique syrien et le guitariste français s’accordent à partager l’affiche pour plusieurs dates en duo. Sur scène, les deux protagonistes partagent un intérêt évident pour les expérimentations musicales. Chaque partie instrumentale prend de l’ampleur et libère une énergie spontanée, les musiciens se renvoyant une image saisissante de complicité. Afin de sceller leur rencontre sur disque, ils investissent le studio du copain Denis Barthe pour une dizaine de jours d’enregistrement.

Bien que l’alchimie du duo prenne tout son sens en concert, l’écoute du disque est à forte évocation imaginaire. Dans l’album Interzone rien n’est figé, les compositions ont été écrites pour être rendues le plus vivantes possible. L’émotion est palpable, les riffs abrasifs de la guitare électrique entre tension et pointe d’accalmie se fondent habilement et subtilement dans les harmoniques transportées par l’oud. Chaque mélodie invoque une apesanteur. Partagé entre la transe et la méditation, les titres de Interzone ont des propriétés captivantes. Nos deux acolytes nous convient à un voyage introspectif et inspiré où chaque moment se goûte avec délectation.

Ce n’est pas un hasard si l’album se nomme Interzone. Erigé sur un lieu commun affranchi des barrières conventionnelles, les débats entre les représentants de deux mondes ont trouvé un accord de négociation pour se rapprocher. Sur le terrain musical se développent autour de sons familiers à chaque instigateur des échanges généreux et sensibles basés sur des points de vue philosophiques et spirituels en relation avec leur culture. Interzone car il s’agit bien d’un carrefour musical libre, brillant de virtuosité où la folie se mêle à la raison. Un métissage harmonieux qui rapproche la culture de l’Occident et de l’Orient, dont les auteurs ont su préserver leur identité personnelle pour ne pas tomber dans un trip world poisseux et fade. De ce fait, cette confrontation nous fait penser indubitablement à celles qu’entretenaient Trilok Gurtu et Jaya Deva, Michael Brook et U Srinivas, Abdel Ali Slimani ou Hassan Hakmoun et Zahar Soudan. En restant attaché à l’improvisation et à la chaleur dégagée par les sonorités des instruments, une respiration commune souffle sur chaque chanson. La densité des titres « Ayeb », « Out of walls », « Indian raga » est chargée de puissance créative dont la singularité et une part de mysticisme transcendent l’oeuvre entière. Chacun apporte son style unique et expérimental pour créer son propre langage.

Dès le morceau d’ouverture « Shataraban » on sait que les soli entre l’oud et la guitare seront explosifs et inventifs. La voix tient une place d’arbitre au milieu des débats exaltés des acteurs. Les mots sont suggérés par un chant tout en phrasé musical qui repose essentiellement sur des scansions où les voix deviennent des médiateurs laissant libre cours à l’improvisation et à la chaleur dégagée par les sonorités des instruments. Le morceau « Vitalité » est peut-être le plus représentatif de cette parfaite communion entre deux univers différents qui par voie de complémentarité fusionnent en accord parfait. La guitare électrique crache son venin acide alors que l’oud essaie de rendre l’atmosphère moins délétère dans une liberté de ton utile pour amadouer son rival. Les instruments ont été pensés comme un accompagnement rythmique, aussi il n’est nul besoin ici de faire appel à un orchestre à cordes ou à un percussionniste pour harmoniser l’entrevue. La complémentarité des instruments suffit.

Chaque titre de Interzone est une combinaison de morceaux improvisés avec beaucoup de naturel et de spontanéité où l’influence de la musique arabe et du rock offrent quelques merveilles telles que « Rencontre » ou « On the road ». Les compositions sont envisagées de façon à en explorer les ressources harmoniques et mélodiques. Bien que techniquement éblouissant, l’album ne se situe pas dans une démonstration de prouesses techniques mais dans le caractère de l’émotion, dans la fragilité d’instants magiques. Des chansons comme « Helice mouvement » ou « Ayeb » exaltent la sensorialité et la sensualité des relations humaines, la relation passionnelle et privilégiée entre le corps et la musique.

Par son envie de découvrir de nouveaux sons et de nouvelles idées de compositions, Serge Teyssot-Gay continue de défier les sectaires et nous offre une palette musicale en perpétuelle évolution. Son ouverture d’esprit se manifeste par sa fascination pour des rencontres imprévues. De celle avec le syrien Khaled Al Jaramani est née Interzone, album qui séduit nos sens et nous plonge dans un climat extatique, un rapprochement culturel lié au pouvoir expressif de la musique.

-Le site de Serge Teyssot-Gay