Avec Clear, That Summer livre un troisième album à la croisée des genres, entre acoustique organique et électronique limpide. D’une beauté troublante et minérale, cette musique aux reflets pop est l’oeuvre de David Sanson, plus connu pour sa plume dans Mouvement ou plus anciennement Octopus. Nous lui avons donné dix mots qui se rattachent de près ou loin à sa musique. Voici ses réponses.

inviter

David Sanson : Avant « inviter », c’est le verbe « rencontrer » qui me semble primordial. Il y a sur Clear – comme sur mes deux albums précédents – de nombreux invités, mais leur présence est évidemment le fruit des rencontres que j’ai eu la chance de faire. Les rencontres ont été essentielles dans mon parcours musical, celui-ci doit beaucoup au hasard. C’est par exemple suite à la rencontre avec Tony Wakeford, leader du groupe « dark-folk » Sol Invictus, que j’ai pu réaliser mon premier album, me décider à « rendre publique » ma musique : après avoir entendu une cassette chez un ami, Wakeford m’a proposé de m’accompagner en studio, et c’est ainsi qu’est né Drowsiness Of Ancient Gardens, publié en 1995. Cette rencontre a été suivie par d’autres : avec les musiciens de Tarwater (dans le studio desquels j’ai réalisé Home is where the studio is, à Berlin, en 2001), avec le compositeur Bruno Letort (grâce auquel j’ai pu publier ce deuxième album), avec Benoît Burello (Bed), dont la collaboration a été le point de départ de Clear… et avec tous les autres artistes que l’on retrouve, directement ou « marginalement », sur ces disques, et qu’il serait trop long d’énumérer. Le fait que je ne sois pas multi-instrumentiste et que je ne possède ni l’équipement, ni les connaissances techniques nécessaires pour enregistrer moi-même, me rend extrêmement dépendant des autres pour donner corps à mes idées. Je préfère prendre ça comme une chance – d’emmener mes morceaux dans des directions que je n’aurais peut-être pas eu l’idée d’explorer de moi-même, de me retrouver en studio (chose que j’adore) ou, tout simplement, de pouvoir travailler avec des artistes dont j’admire le travail. Ce sont les rencontres, de toute façon, qui font le prix, en fin de compte, de tout processus créatif : toutes celles que j’ai pu faire m’ont, naturellement, énormément enrichi, au plan musical et au plan humain.

silence

Je ne vais pas, après John Cage et Mark Hollis, m’étendre sur l’importance du silence dans la musique. Même si j’écoute de la musique en permanence ou presque, j’y reste naturellement très attaché : en témoignent notamment “Electric Light” et “Montreal”, les deux morceaux les plus « dépouillés » de Clear, sur lesquels j’espère que l’on retrouve cette sensation d’espace qui m’a fait tellement apprécier les disques de Bed, entre autres. L’un de mes buts était d’éviter de faire un album trop long, ce qui est une autre manière de laisser place au silence – car l’excès de longueur, rendu possible par le format CD, est à mes yeux le défaut de beaucoup de disques qui paraissent aujourd’hui. A l’origine, je comptais me limiter à 45 minutes, soit la durée maximale d’un simple album vinyle. Mais j’ai lamentablement échoué ! :+) … C’est aussi pour la qualité du silence qui y règne (qui y vibre) que j’aime tellement les concerts de musique classique et le théâtre.

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électronique

J’écoute beaucoup de musique électronique, de Underworld à Autechre en passant par Meat Beat Manifesto ou… Depeche Mode, et il est évident que le développement de l’informatique musicale et la démocratisation du home-studio, ces dernières années, ont considérablement révolutionné la musique – pour ne rien dire des nouvelles habitudes d’écoute et de composition qu’a pu générer le mouvement « techno ». Dans mon cas, même si mon installation demeure très minimale, l’ordinateur m’a aidé sur de nombreux plans. C’est à la fois comme un carnet d’esquisses (grâce à l’ordinateur, j’ai pu faire des maquettes, plus ou moins élaborées, de mes deux derniers albums avant d’entrer en studio) et un bloc-notes, qui permet de garder en mémoire certaines idées, de stocker des bribes de morceaux, d’essayer quantité de choses. Mais il faut faire également attention, se méfier de cette manière ludique et conviviale de faire de la musique : si l’ordinateur a eu pour bienfait de permettre à de nombreux non-musiciens de faire de l’excellente musique (de la même manière que l’appareil numérique a considérablement simplifié la pratique de la photographie), il faut prendre garde à ne pas s’en servir comme on utiliserait une Playstation. Il peut être extrêmement jouissif et gratifiant de faire tourner une boucle sur une séquence rythmique, moi-même, j’adore échantillonner et je peux y passer des heures, et des titres comme “The top 1” (sur Clear) ou comme “Benediction” (sur Home…, album à dominante nettement électronique d’ailleurs) sont vraiment des archétypes de morceaux réalisés sur ordinateur. Mais il est aussi facile de s’abandonner à la paresse ou à la complaisance. Avec Clear, pour la première fois depuis dix ans, j’ai pu re-goûter aux vertus de l’enregistrement analogique – pour les deux morceaux que j’ai enregistrés à l’Hotel2 Tango de Montréal, souvenir inoubliable – et cela m’a fait un choc, et beaucoup de bien : j’avais complètement oublié que sur bande, par exemple, une partie instrumentale doit être jouée précisément et intégralement – on ne peut ni copier-coller à l’envi telle ou telle fragment. Cela dit, certains groupes de rock (je pense par exemple au trio danois Silo, ou au dernier album de Wire) ont su merveilleusement tirer parti des possibilités ouvertes par l’informatique : systématiser le recours à la boucle et à l’editing leur permet de composer des morceaux d’une force inédite, en termes de dynamiques ou de structures.

libre

Musicalement, la liberté est un art difficile. Etre libre, ce peut être d’abord ne pas se laisser dominer par ses influences, ou du moins savoir les tenir en respect : pour ma part, j’écoute et j’apprécie beaucoup, beaucoup de musiques, que la mienne absorbe naturellement, et parfois tout à fait sciemment (le texte de “The top 2”, sur Clear, cite d’ailleurs pêle-mêle Cure, Depeche Mode et David Sylvian), comme une éponge ; mais je suis toujours surpris, et heureux, de constater que l’on accole parfois à mes morceaux des références qui ne correspondent pas du tout à des choses que je connais. Comme le disait Cocteau, un artiste n’a pas besoin d’essayer d’être original, il lui suffit de copier ce qui a déjà été fait : s’il possède une vraie personnalité, cela se verra tout de suite, son travail se distinguera forcément de ce qui existe (cela dit, je n’ambitionne absolument pas d’être original : être « authentique » est déjà suffisamment difficile)… Etre libre, c’est aussi savoir ne pas se préoccuper de la réception de son travail, de la manière dont telle ou telle chose va être perçue par telle ou telle personne : une « attitude » d’autant plus difficile que je suis par ailleurs journaliste, et donc directement en prise avec ces problématiques (hypertrophie du commentaire, tyrannie de la nouveauté, de la hype et du « second degré », entre autres tendances lourdes de la société du spectacle) qu’il s’agit d’évacuer autant que possible dans un travail de musicien. Etre libre, c’est aussi être capable de reconnaître ses limites, et éviter de se laisser enfermer dans les inévitables schémas compositionnels qui gouvernent la démarche de tout musicien : on a tous tendance à composer suivant le même principe – la même méthode, les mêmes enchaînements d’accords, certains rythmes ou certains thèmes – et ce qui est intéressant, c’est justement d’essayer de dépasser cela par tous les moyens, afin éviter de se répéter ; c’est pour cette raison, par exemple, que j’ai décidé d’apprendre à jouer de la guitare, pour pouvoir varier davantage ma manière de composer.
(Plus généralement aussi, et surtout, la liberté est un combat quotidien. En ce qui me concerne, j’ai eu la chance de pouvoir vivre à l’étranger (en ex-Allemagne de l’Est durant trois ans, et au Canada, où je viens de passer l’année 2004), et c’est une expérience extrêmement bénéfique, que je ne peux que recommander à tout le monde. Prendre ainsi du recul, vis-à-vis de moi-même comme du pays dont je viens, m’a sûrement aidé à mieux vivre à Paris – ville dont seuls ses habitants croient encore qu’elle est le centre du monde – en 2005. A mieux résister à toutes les formes ambiantes de pression et violence sociales, de l’hégémonie du cynisme (qui n’est finalement que le plus redoutable et le plus pourri des conformismes) à l’accélération de la précarité. Je ne veux surtout pas passer ici pour un donneur de leçons, bien au contraire, j’ai déjà suffisamment de difficultés à résister moi-même à ce maelström de la vie urbaine contemporaine qui peut si facilement transformer les gens en des êtres blasés, professionnels du name-dropping, colporteurs d’opinions toutes faites et de stéréotypes en tout genre, qui jugent les gens avant de les écouter parler, et qui passent leur temps à passer à côté des choses à force de les regarder de haut – quand ils les regardent.)

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nature

Le sentiment de la nature, au sens le plus « cliché » du terme si l’on veut, a toujours été présent dans ma musique, c’est certain. Cette sensibilité se rattache peut-être au fait que j’ai grandi à la campagne, au milieu des champs et des forêts – le fait est que je suis d’un naturel plutôt contemplatif, que j’adore me laisser submerger par le sentiment de plénitude et par l’émotion que l’on peut éprouver lorsque l’on se trouve en pleine nature, face à tel paysage, telle lumière. De la même manière, je suis souvent touché par les artistes qui accordent une place à la nature dans leur travail, qu’ils soient poètes, cinéastes (je pense à Tarkovski, mais il y en a plein d’autres), plasticiens (pour faire un peu de name-dropping, cela va du Lorrain à Giuseppe Penone, en passant par les romantiques, les symbolistes, le Land Art, Jean Dubuffet, Anselm Kiefer, Anish Kapoor…) ou, évidemment, musiciens : certains disques de Nick Drake, And Also The Trees, Cocteau Twins, Eyeless In Gaza, Kings Of Convenience ou, l’année dernière, l’album de Portrait Of David, en particulier, me donnent ce sentiment. J’adore la ville, les paysages urbains et la vie citadine, qui n’empêchent pas la contemplation. Mais je l’aime d’autant plus que je peux m’en échapper. Lorsque j’habitais à Montréal, j’ai pu faire plusieurs séjours dans une maison perdue au milieu des forêts, au bord d’un lac. Ces séjours littéralement paradisiaques, non pas hors du temps mais au contraire régis par un temps autre, plus vrai, plus paisible, m’ont rappelé combien le rythme de la vie est différent dans ce genre d’environnement, plus proche de l’humain.

beauté

Etre contemplatif, prendre le temps (et la peine) de regarder, c’est être sensible à la beauté, et être libre de la voir où bon te semble.

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piano

Le piano, c’est l’instrument par lequel je suis venu à pratiquer la musique. J’ai commencé à l’apprendre vers six ou sept ans (par la suite, j’ai également étudié la percussion), sous l’influence de mes parents, très mélomanes, qui possédaient une discothèque impressionnante – classique surtout, avec pas mal de jazz, mais peu ou pas de « rock ». J’ai arrêté à l’adolescence, période où on m’a offert un synthétiseur et où j’ai découvert justement le rock, et j’y suis revenu vers dix-huit ans, pour commencer à composer mes premières chansons. A défaut d’être facile à transporter, le piano est un instrument fascinant, à la sonorité extrêmement riche (en termes de résonances, d’harmoniques, de dynamiques). Je l’utilise toujours pour composer, hormis pour les rares morceaux écrits sur ordinateur, et j’arrange ensuite mes maquettes piano/voix en studio, avec l’aide des musiciens invités à y participer. Cela n’est pas toujours simple d’ailleurs, car le piano est un instrument extrêmement difficile à mixer, à marier avec d’autres instruments, car il prend beaucoup d’espace : j’aimerais bien, par exemple, pouvoir enregistrer une nouvelle version de “What if” – l’une des chansons dont je reste le plus fier – dans laquelle le piano disparaîtrait complètement (dans la version figurant sur Clear, le piano prend en charge l’ensemble de la structure harmonique, au risque de nuire à la lisibilité et à la fluidité du propos)… Chez moi, j’écoute beaucoup de musique pour piano : en classique, ce sont surtout les oeuvres pour piano (et la musique de chambre en général) que je préfère (en dresser une liste serait beaucoup trop long ), c’est la même chose en jazz. Le traitement par ordinateur a ouvert, ces dernières années, des voies extrêmement intéressantes : à cet égard j’ai été très impressionné, en 2003, par l’album Vrioon publié par Carsten Nicolai (alias Alva Noto) et Ryuichi Sakamoto, dans lequel le piano de ce dernier était complètement retraité « digitalement » ; j’ai trouvé ça magnifique, cela m’apparaissait comme une sorte de prolongation des travaux de Harold Budd et Brian Eno dans les années 1980, et cela m’a beaucoup influencé pour Stratégies obliques, la musique que j’ai composé pour le court-métrage du même nom (et qui a été publiée l’an dernier dans la collection CD-R « First Step » du label Arbouse Recordings). Le second CD du double album Dehli 9 publié par les Autrichiens de Tosca est un autre bel exemple de confrontation piano/ordinateur.

lumière

Je suis très sensible à la lumière, une belle lumière peut transfigurer un paysage, et agir en profondeur, comme le climat, sur l’état d’esprit. A Montréal, la lumière est d’ailleurs souvent très belle, très pure. Ce peut être une des explications possibles au titre de Clear : le titre de travail de cet album était Between laziness & heartache (à la fois un clin d’oeil au titre d’un disque de Breathless, et un bon résumé de l’état d’esprit qui avait présidé à sa composition), mais j’en avais marre des intitulés à rallonge et j’ai eu envie d’aller au plus direct. J’aime le son de ce mot, « clear », et les multiples significations qu’on peut lui prêter, musicales ( « clearer » des samples, c’est déclarer les morceaux que l’on a échantillonnés – il n’y en a d’ailleurs guère sur cet album, au contraire du précédent, à l’exception de la rythmique de “The top 1,” piquée à “Scorn”) et extra-musicales : le fait que ce disque soit, parmi ceux que j’ai faits, celui qui reflète le plus exactement, le plus clairement mes préoccupations musicales, le fait que dans ma vie personnelle aussi, depuis deux ans, j’ai le sentiment que beaucoup de choses se sont éclaircies et clarifiées, etc. etc.

enfance

Au risque de passer une nouvelle fois pour quelqu’un de bêtement romantique, et pour faire fi des clichés, j’avouerai que l’enfance a longtemps été l’un de mes thèmes de prédilection. Je parle ici de l’enfance en général – la mienne en particulier a été plutôt très heureuse, sans traumatisme majeur -, du caractère préservé de cette période de la vie : durant l’enfance, on est littéralement insouciant, complètement protégé des contingences et des tracas de la vie quotidienne, et c’est un état que l’on peut facilement regretter lorsqu’il s’agit de s’immerger dans la vie active, de se prendre soi-même en main. Cette fascination nostalgique, mélancolique, pour ce temps perdu imprègne nettement les premières chansons que j’ai écrites (et dont, par bonheur sans doute, très peu ont été publiées). Cela dit, je ne suis pas quelqu’un qui aime regarder en arrière. Et puis j’ai bientôt 35 ans !

mélancolie

« La mélancolie réside en la beauté, la beauté qui va mourir. » Ce vers tiré de l’Ode à la mélancolie du poète anglais John Keats figurait dans le livret de mon premier album, et là encore, je vais passer pour un indécrottable romantique. Mais la mélancolie est un sentiment que j’aime et auquel je prête des vertus essentiellement positives (cela a à voir, encore, avec la contemplation). Et puis, j’aime beaucoup cette idée de « beauté qui va mourir », pendant longtemps, je me suis dit que c’était ça, la vie, de passer son temps à courir après ses moments d’éternité au cours desquels on se sent profondément dans l’instant, grisé, enthousiasmé par celui-ci, en phase avec le monde, avec la vie – ce qui peut se produire dans une foule de circonstances… Ma musique est certainement mélancolique, car les chansons qui me touchent sont le plus souvent des chansons tristes (ce qui ne veut pas dire pour moi : déprimantes), les accords vers lesquels j’incline généralement en mode mineur, et en ce sens elle ne reflète qu’un trait de ma personnalité – je suis plutôt, dans la vie de tous les jours, quelqu’un d’assez déconneur, et il y a beaucoup d’humour aussi dans ce que je fais, il suffit de creuser un epu (comme me le disaient un jour les musiciens de Mouse On Mars : sans humour, on ne peut pas faire de travail sérieux, et je suis assez d’accord avec ça). Encore une fois, la mélancolie peut être un sentiment extrêmement fort (et c’est la force, la puissance qui importent, finalement) et de très productif, pour peu que l’on évite de s’y complaire. A cet égard, Clear est le premier de mes albums dont l’enregistrement se soit effectué dans une situation d’euphorie, de vrai bonheur : j’imagine que c’est aussi pour cela qu’à mes yeux, c’est le plus réussi des trois.

That Summer, Clear (Talitres)

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