Réunis dans un maelström musical bouillonnant, prog-rock, post-rock, free-jazz et shoegazing font tourner la tête des norvégiens Jaga Jazzist. Ils signent avec What we must leur chef-d’oeuvre.
Le sticker accolé au disque avance le titre « mon groupe préféré – signé Omar Rodriguez ». En terme de goût musical, on peut dire que le guitariste de Mars Volta est plutôt bien inspiré. Après écoute de l’album des Jaga Jazzist, on est en droit de se poser la question : qui ne serait pas emballé par ce disque ? tant What we must est impérieux. Il suffit d’avoir un minimum d’ouverture d’esprit sur des genres musicaux dont les limites se situent là où elles n’en ont pas pour être conquis par ces norvégiens. Aux confins du jazz, de l’électro expérimentale, du prog-rock, du post-rock, du shoegazing et de la sunshine pop, le collectif scandinave (pas moins de dix musiciens pour une armada d’instruments à cordes, à vent, à cuivres impressionnante) construit des chansons comme d’autres érigent des cathédrales. S’illustrant sur le terrain de la recherche sonore, chaque membre s’essaie à découvrir des horizons dont seul leurs instruments en ont les clés. Sans être des virtuoses de technicité, les musiciens développent des accords modaux qui combinés les uns aux autres donnent à une chanson plusieurs lignes mélodiques.
Deux ans après son album solo, Pooka, Lars Horntveth s’attelle au cinquième album de son groupe Jaga Jazzist. Durant des mois, avec la ferme intention d’enregistrer dans des conditions live, les dix musiciens s’enferment en studio. Ils veulent recréer l’énergie rock de leurs prestations scéniques et assemblent ainsi les pièces nécessaires à l’édification d’un mur du son. Conscient de l’ampleur du projet, la production capte sur bande des heures et des heures d’improvisation. Depuis 1994, et ce pour la première fois de sa carrière, alors habituée à entrer en studio sans avoir fait au préalable le tri dans son cerveau bouillonnant d’idées, la troupe utilise ces séances pour concevoir une démo. Ces sessions connues aujourd’hui sous le nom de Spydeberg Session, dont quelques extraits sont disponibles en cd bonus, vont devenir les fondations de What We Must. L’exercice de style nouveau pour les norvégiens montre combien le défi fut ambitieux : abouti et passionnant, What We Must est à notre avis leur chef-d’oeuvre où furie rythmique rime avec union extatique.
Si dans Jaga Jazzist, la racine est reconnaissable, pour ce nouvel album, et contrairement aux précédents, le jazz a perdu son langage habituel. Délaissant les fondamentaux, le groupe joue suivant les mêmes mesures, le thème et les soli en même temps, renforçant ainsi la densité musicale du disque. Ne s’arrêtant pas à un style bien défini, chaque musicien apporte une palette de couleurs différentes suivant leurs influences. La richesse de l’oeuvre des norvégiens réside ainsi dans cette disposition à s’ouvrir à des champs assez opposés pour s’attirer. Il n’est pas rare de trouver dans un même titre plusieurs univers musicaux singuliers. D’ailleurs, il peut être amusant de se livrer au jeu des comparaisons. Derrière une même chanson se cachent plusieurs niveaux de référence, saurions-nous les retrouver ?
Parmi les sept compositions que contient l’album, chacune regorge de variations mélodiques des plus bigarrées. En tentant les associations sur les titres « Mikado », « All I know is tonight », « Swedenborgske rom » et « I have a ghost », nous devinons ainsi la trace d’un jazz classique aux prises, soit avec une électronique à la liberté formelle qu’affectionnait particulièrement Sun Ra, soit avec les hallucinations rock à la Zappa. Puis, nous retrouvons la piste qu’exploraient un David Sylvian ou un Robert Fripp alors plongés dans l’ambiant. Quelques pas plus loin, le dialogue s’installe entre la dévastation sonique de Slint et les brûlots explosifs de Spacemen 3. Unissant un sens aigu de l’improvisation à l’éclatement des frontières temporelles, Jaga Jazzist rejoint dans l’esprit des groupes comme Can ou Gastr Del Sol. Ouvert à l’aventure et l’exploration, le collectif se fraye des chemins dans divers genres musicaux avec un savoir-faire dont l’efficacité est le maître-mot. Créant une sorte d’espéranto musical, il convie à la fête, outre les invités précités, une sorte de psychédélisme cosmique labyrinthique façon 13th Floor Elevators, de longues plages méditatives à la Tangerine Dream, les harmoniques lactées de Sagittarius confrontées au shoegazing de Slowdive, le tout sous la conduite et l’oeil éclairé du compositeur attitré du groupe Lars Horntveth.
Afin de rassurer les sceptiques qui verraient dans What we must un bouillon musical peu digeste, on peut certifier que chaque ingrédient a été mélangé avec soin afin d’obtenir une cohérence et une alchimie parfaite. Le résultat est étonnant d’inventivité et de folie. La fusion du free-jazz, de l’electronica et de la pop pousse les sens à la dérive. En encourageant les confrontations vers des territoires délimités, le groupe a depuis dix ans imaginé une matière sonore qui aurait la beauté des paysages nordiques. A la fois rudes, sauvages et brûlantes, les chansons de What we must ont tout d’un fjord à la profondeur abyssal. Elles sont arrangées pour devenir des divagations cosmiques fondues dans un bain musical bouillant, à effet de serre garantie. Pour ceux qui pétillent d’envie de s’aventurer dans cette odyssée, il leur est promis un inoubliable voyage. Ce serait dommage de s’en priver.
-Lire également la chronique de Pooka de Lars Horntveth
-Le site de Jaga Jazzist