Un grand disque de pop flâneuse et érudite, aux arrangements éblouissants, véritable havre de paix pour les oreilles dans lequel il fait bon se lover et s’abandonner.


S’il y a plusieurs façons d’aborder le dernier album du couple Damon (Krukowski) et Naomi (Yang), la plus trompeuse est assurément celle qui se réduirait à une lecture trop littérale des éléments visuels exposés sur la pochette. Qu’y voit-on ? Une mer bleu azur s’étendant à perte de vue, jusqu’à embrasser un ciel sans nuage et, au premier plan, un muret en pierre vieilli par le temps, où sont dessinés quelques hiéroglyphes, des coeurs enchâssés de plus ou moins grande taille et sur lequel est gravé, presque en son centre, un symbolique « Love ». Une telle description, on le consent, tient de la carte postale mièvre, connote une représentation romantique de l’amour avec son lot de clichés adolescents éculés. “The Earth Is Blue”, les oiseaux chantent et ils eurent beaucoup d’enfants, en somme… Autant de bonheur affiché invite pourtant, surtout de la part du duo qui côtoyait naguère les fantômes, à la prudence et rend inepte l’interprétation hâtive : derrière les figures imposées de l’amour béat se cache quelque détournement candide, un désir qui glisse dans les failles des conventions et des stéréotypes. L’image en soi, fût-elle le récipiendaire de truismes, ne signifie rien. Elle gagne à être investie du regard pour prendre sens : “it’s up to you what the image means”, écrit Naomi sur le site du groupe.

Il nous faut dire que The Earth Is Blue est un album particulier, celui d’un renouveau consenti, d’une seconde vie (titre du deuxième morceau). Emancipés du label Sub Pop, Damon & Naomi (deux ex-Galaxie 500) ont créé en effet leur propre maison de disque “20/20/20”, en référence à un jeu de société des années 70, dont le but était de cumuler des points sur 20 dans trois domaines : Célébrité, Bonheur et Fortune. Soit autant de repères cardinaux utopiques tracés sur la carte d’une destiné musicale dégagée de tout carriérisme outrancier. Suivant par ailleurs leur choix farouche d’une plus grande liberté d’action et de création, ils ont également enregistré ce nouvel album autoproduit dans leur studio de Cambridge, en compagnie d’amis musiciens rencontrés lors de séjours liés à leurs activités culturelles (Damon écrit des poèmes et possède sa maison d’édition, Naomi est photographe), notamment au Japon : le guitariste Michio Kurihara des Ghost, le trompettiste Greg Kelley, le saxophoniste Bhob Rainey et la pianiste Dana Kletter ont ainsi collaboré aux cessions d’enregistrement de l’album. On comprend mieux dès lors que ces données puissent aussi contribuer à plus de félicité, exposent à davantage de chaleur partagée.

L’harmonie est ce vers quoi tend avec succès The Earth Is Blue. Elle transcende les clichés du bonheur, les vide de leur apparente simplicité symbolique jusqu’à l’épure d’une forme neuve, d’un équilibre profondément remanié, surface vierge permettant l’investissement de l’auditeur et faisant la part belle à sa rêverie. Comme la mer épouse le ciel, les instruments et les voix du duo se fondent délicatement et avec volupté, composant un univers gracieux où chaque élément semble disposé en fonctions des autres, respectant ainsi un équilibre et une cohérence d’ensemble. Cet art qui tend vers une vraie plénitude, une unité qui se déferait des oppositions binaires pour embrasser un monde plus vaste, régi par des lois secrètes et une dynamique d’unification, évoque celui des estampes japonaises. La finesse du trait délié, la quiétude zen qui se dégage des morceaux, l’exquise poésie qui émane des textes, la stylisation instrumentale (tout en arabesques, divins touchers et subtiles changements de tempo) traduisent une vision sereine des choses et de la vie. La musique tout en douceur de Damon & Naomi déborde la réalité prosaïque pour lui préférer une perception de l’ineffable, et trouve avec The Earth Is Blue sa forme la plus aboutie.

La magnifique reprise d’un titre de Caetano Veloso, “Araça Azul”, s’incorpore parfaitement à cette ambiance apaisante et éthérée : la mélancolie tropicalienne inonde sans heurt le morceau chanté par Damon (plus que jamais wyattien dans l’âme), serpente à travers un complexe agencement de nappes sonores de guitare acoustique, de batterie, de basse et de clavier, composant ainsi un paysage hypnotique et enveloppant. La composition est merveilleusement équilibrée, sans que cette recherche de la note juste aboutisse à un trop plein de maîtrise, l’ensemble des musiciens préférant la suggestion modeste à la démonstration hautaine. Avec Damon & Naomi le bleu, fût-ce celui d’une mer idéalisée, a rarement paru aussi profond.

Le site officiel de Damon & Naomi