Nouveau gourou folk, le jeune Devendra Banhart dévoile sur ce quatrième opus ses recettes de cuisine exotique matinée de folk. Un sacré « Haschisch-parmentier » qui partage la rédaction de Pinkushion. Voici donc deux chroniques pour peser le pour et le contre.


Ne lui parlez plus de musique folk. Devendra Banhart, coqueluche à ses dépens du revival psyché folk, ne veut plus entendre parler des guitares Martin. Remarquez, ça lui apprendra à citer ses amis de Cocorosie & co à chaque interview…

Révélé en 2004 avec son second album, le remarquable Rejoicing in the Hands, ce parfait inconnu n’avait pour seul pote alors que Michael Gira (ex Swans, boss du label Young God). Grâce à son tour de force de publier deux albums consistants en moins de six mois d’intervalle, Banhart n’allait pas tarder à sortir de l’anonymat, jusqu’à être propulsé en couverture de Telerama.

Lorsque nous l’avions rencontré voilà un an, le jeune homme de 24 ans possédait finalement plus d’amis qu’on ne le pensait (morceaux piqués dans l’interview : Joanna Newsom, Vetiver, Cocorosie, Entrance, Antony, White Magic, Linda Perhacs…). Doté d’un certain charisme, celui-ci avait tendance à s’enflammer pour les disques des autres plutôt que pour son propre labeur. A l’entendre dénigrer à tout va, Rejoicing in the Hands et Nino Rojo n’étaient qu’une sympathique collection de démos, les choses sérieuses n’avaient visiblement pas encore commencé pour lui.

C’est donc avec une certaine curiosité que l’on attendait ce quatrième opus. Décidé à mettre les bouchés doubles en studio, le barbu précoce a embauché son ami de lycée Andy Cabic (Vetiver), mais surtout deux producteurs en remplacement de Michael Gira : Noah Georgeson (Joanna Newsom) et surtout Thom Monahan (Pernice Brothers), habitués du polissage exquis. Mis en chantier aux Bearsville Studios près de Woodstock puis à New-York, Cripple Crow est un véritable carrefour d’influences musicales, passant sans contrainte de la world à la pop, du folk au rock psychédélique, de la country au R’n’B sans aucune bride.

Bénéficiant désormais d’une assurance confortable vis à vis de sa renommée naissante, Banhart s’est permit d’explorer de nouveaux desiderata musicaux, enrichissant son petit univers boisé par des contours instrumentaux plus fins : percussions, piano, sitar, flûte traversière, pedal steel, violon et cello font ici une entrée remarquée, massive même.

Car Cripple Crow écrase l’auditeur par la variété des styles : on est aux primes abords dépassé par l’énorme quantité de matière à ingurguter (22 titres, 75 minutes !) ce qui ne joue pas vraiment en sa faveur… Une bonne amputation d’un quart d’heure, voire une scission en deux n’aurait pas été de trop. Mais une fois après avoir pris les mesures d’usage (boire un grand verre d’eau après chaque machouillage) et dressé l’animal, Cripple Crow nous transporte dans son tourbillon, happé par quelques airs qui se sifflotent sans peine (“Chinese Children”).

Bien ancré dans le trip hippie cool, le rêve californien et les plages de Big Sur, Banhart acouche d’un disque fantasmé, dénué de complexes et se plaisant à manger à tous les rateliers. Partant de cet idéal, il prend un malin plaisir à nous présenter quelques diversions bossa, celles empruntées au maître Caetano Veloso, servi avec chant du cru (“Santa Maria Da Feira”, “Quedate Luna”, “Luna de Margarita”). La mixture d’ambiances est plutôt réussie, et les va et vient culturels s’opèrent sur des titres comme “I Feel Just Like a Child”. En cette période de rentrée, Cripple Crow nous octroie un sursis estival. On profite une dernière fois de la plage, allongé au clair de lune entouré d’un bon feu de camp, la tête occupée par les étoiles et un arsenal de pétards… Il n’y a pas que le feu de camp qui fume. Toujours dans la mouvance hallucinogène, le trip sitar sur “Lazy Butterfly” peut prêter à sourire… mais l’ambiance légère qui s’en dégage rend la chose tolérable à bien des égards. Bien sûr, le guitariste n’a pas encore rangé son jeu de cordes nylon, en témoigne d’entrée l’ouverture délicate “Now That I Know” et quelques jolies ballades rigoureuses, éparpillées au fil de l’écoute.

Sans prétendre au chef-d’oeuvre annoncé, il n’est pas désagréable d’écouter par ces temps qui courent un disque dénué d’ondes négatives. Lazy, Soft & Slow… comme qui dirait ce bon vieux Guy Chadwick.

Paul-Ramone


golden-apples-of-the-sun.gif L’adage est connu : il faut battre le fer quand il est encore chaud. A peine un an après Nino Rojo et fort d’une réputation de chef de bande du néo-folk – qui a depuis fait le tour du monde, sans doute plus vite qu’il ne l’aurait voulu -, Devendra Banhart nous gratifie d’un copieux nouvel album. Avec ce qu’il faut de surprises (une palette instrumentale plus étoffée et une diversité stylistique plus manifeste) pour éviter d’asseoir sa position d’Apôtre avec un décalque volontiers indigne et paresseux.

On ne reprochera donc pas à Banhart de se reposer sur ses lauriers ou de ne point être généreux, mais plutôt de mal canaliser cette prodigalité. Car parmi les 22 titres présents sur Cripple Crow, à peine plus d’un tiers emporte l’adhésion, le reste frisant l’anodin quand il ne touche pas à l’insignifiance (“Chinese Children”, “Little boys”). Manquant sérieusement d’unité, cet album est un vaste fourre-tout qui répond à une rhétorique libertaire peu réjouissante, dans la mesure où ne point rien de constructif qui donnerait chair et cohérence aux morceaux sur la durée (plutôt que ponctuellement). Pour Banhart, la liberté (le fameux « il est interdit d’interdire » de Mai 68) est une question de principe réduite à la portion congrue. Le patchwork sonore tient plus du juke-box, laissant défiler des vieux disques en roue libre, que d’un jeu de construction judicieux et inventif (comme peut en réaliser, par exemple, un certain Caetono Veloso, dont il aurait été inspiré de reprendre les orientations musicales et l’esprit plutôt que d’en singer le chant).

Devendra Banhart ne serait-il pas en fait l’arbre qui cache la forêt ? Altruiste sincère et peut-être lucide, ce dernier a eu tout de même la modestie de ne pas uniquement tirer la couverture médiatique à lui et ne tarit jamais d’éloges quant aux artistes précieux qui l’entourent sans entrer toutefois complètement dans son giron. Réunis sur une remarquable compilation à l’initiative d’Arthur Magazine, Golden Apples Of The Sun, dont il a lui-même sélectionné les morceaux et signé la pochette, ces musiciens talentueux témoignent d’une nouvelle scène folk underground vivifiante qui déborde le cadre de ses aspirations personnelles : Josephine Foster, Joanna Newsom, Ben Chasny (Six Organs of Admitance et August Born, dont l’album éponyme à venir est une pure splendeur), Kevin Barker (Currituck County), Jack Rose, Greg Weeks (Espers) et Viking Moses sont ainsi les principaux représentants et acteurs d’un courant fermement enraciné dans un passé fondateur qui fonctionne comme un modèle prestigieux à imiter, mais aussi à dépasser. Réviviscence d’une mémoire qui s’actualise plutôt qu’elle ne se fige dans le respect circonspect des Tables de la loi.

Au fond, c’est bien là que le bât blesse : que Banhart sorte précocement un album décevant passe, qu’en revanche il se vautre dans un passéisme stérile (à la différence de ses amis sus-nommés), qui plus est avec un sourire complaisant pour amuser la galerie, agace quelque peu. Sans une once d’invention, et à la manière et lumière d’illustres prédécesseurs (Marc Bolan, Paul Simon, Donovan, Sky Saxon), Banhart nous surjoue avec Cripple Crow les années 60-70, comme si on y était, la fraîcheur et la grâce de Rejoicing In The Hands en moins, le goût de l’amidon en plus. Décorum séduisant et sans substance, le passé renvoie à une nostalgie communautaire fondée sur la ressemblance et l’origine de goûts communs (si tu aimes ce que j’écoute alors tu aimes ce que je fais, la qualité des références convoquées faisant office d’identité communune). En se gratifiant de non-conformiste, Banhart arbore sa haine du modernisme et du progressisme, renversement de valeurs dans l’air du temps qui ne parvient pas à cacher ses penchants réactionnaires.

Conspuer le présent et idéaliser le passé, tel est le credo de Devendra Banhart et de sa garde rapprochée de néo-hippies caricaturaux qui l’accompagne lors de ses concerts, jamais à cours de phrases oiseuses. Devant un déferlement de poncifs babas cool aussi consentis, on hésite entre rire et larmes. Rien de révolutionnaire là-dedans, juste une vision normative et figée déguisée en doxa activiste, qui trahit des penchants rétrogrades inquiétants dont on peut s’étonner de ne pas les voir davantage stigmatiser. Et on se prend à cauchemarder à l’idée d’un monde régressif où tous les musiciens se contenteraient de rejouer à l’identique la musique de leurs parents…

FF

-Lire notre entretien « Devendra Banhart, troudabour des temps modernes » (13 octobre 2004 )

-Devendra Banhart –Rejoicing In The Hands (mai 2004)

-Devendra Banhart sur le site d’XL records