Dans ce labyrinthe où rock, noise-pop et expérimentations en tous genres se croisent et se bousculent, Deerhoof court sans perdre le nord après quarante ans d’histoire et, tout en se réinventant, nous offre même sa plus belle escapade sonore.


Méconnu en France, le quatuor Deerhoof (trois américains, une japonaise et beaucoup de possibilités) sort avec tambours (et quelle batterie sous les baguettes de Greg Saunier !) mais sans trompette son huitième album en huit ans. Vénéré par le très fréquentable Jeff Tweedy (Wilco), le groupe culte de San Francisco joue un rock pur et dur – aussi pur dans l’esprit que dur dans la forme -, un rock déstructuré, dissonant, fragmenté, riche de nombreuses collisions instrumentales. Une musique farouche qui a oublié les belles manières et les génuflexions devant l’autel du rock. Deerhoof se drape moins dans le respect des us et coutumes d’un style musical qui a fait long feu – et peut-être son temps – qu’il n’en reformule, avec le sourire aux lèvres, les enjeux vitaux. Et le sourire s’avère grinçant, le rire strident. Mais si pointe une joie ludique, presque enfantine, à déconstruire l’architecture d’un rock canonisé, celle-ci vise tout autant à redistribuer qu’à brouiller les cartes ; et qui saura les retourner découvrira alors la part d’ombre qu’elles dissimulent, lame de fond sensible qui submerge l’apparente colère.

Cette sensibilité est à l’honneur sur The Runners Four, nouveau disque plus long qu’à l’accoutumée (20 titres en un peu moins d’une heure), qui emboîte le pas au déjà très bon Green Cosmos (sorti cet été), et qui laisse à penser de prime abord que le groupe a arrondi les angles, gommé en grande partie les saillies noisy pour mieux laisser émerger les mélodies, plus fluides et directes que par le passé. De même, la voix douce et posée du batteur-pirate Greg Saunier vient dialoguer (“After Me the Deluge”) ou alterner (“Odyssey”) avec celle, plus criarde, de la bassiste Satomi Matzusaki (dans une veine proche de celle de Kazu Makino du groupe Blonde Redhead, dont la musique tisse d’ailleurs plus d’un lien avec celle de Deerhoof), suggérant sérénité et complémentarité. Les changements de plages s’opèrent également selon un mode moins abrupte, la juxtaposition des titres obéissant à davantage de tenue, là où une certaine approximation pouvait parfois être dommageable dans leurs albums précédents. Une tenue que l’on retrouve en fait au sein de chacun des morceaux qui, s’ils s’avèrent glisser à travers les mailles harmoniques, demeurent malgré tout contenus, jamais totalement livrés à eux-mêmes. Si bien que The Runners Four communique un sentiment nouveau de tenace plénitude créative, la somme des titres formant un tout dense et paradoxalement homogène, mais sans que ne soit pour autant brimée l’aptitude du groupe à tracer des lignes brisées, à se risquer à des apartés instrumentalo-expérimentales (l’épilogue étonnant de “Spirit Ditties of No Tone”, “Midnight Bicycle Mystery”), à accélérer/ralentir le tempo quand bon lui semble (“Siriustar”) ou encore à incorporer de magistrales décharges de guitares abrasives (“Scream Team”).

Autre sujet d’enthousiasme : la facilité déconcertante qu’a le groupe à synthétiser en creux les musiques qu’il aime – qualité qui au demeurant fait de lui plus qu’un digne successeur des Sonic Youth. Indie-rock, noise-pop, blues, free jazz, art-punk sont tordus, pervertis avec une maestria qui mélange approche classique (traditionnelle) et pillage irrespectueux. Une allégeance dévoyée qui fait de la musique de Deerhoof un original et foisonnant condensé rock de ces quarante dernières années. Si le style peut parfois s’avérer un peu maniéré (trop de savoir accule à trop de surplomb), la musique du quartet s’incarne sur un versant suffisamment spontané et non prémédité pour délivrer in fine un rock ad hoc sans fioritures. Délaissant cette fois-ci complètement ses penchants électroniques pour travailler, guitares aiguisées, à même la matière originelle le sempiternel couplet-refrain, Deerhoof en son credo iconoclaste attise les basculements et changements de caps féconds, qui sont moins des exceptions à la règle (l’idiome rock) que l’établissement souverain d’une nouvelle règle. Entre ordre et désordre, érudition et juvénilité le rock jamais tranché mais continuellement tranchant de Derrhoof effectue une mue sans doute provisoire mais fondamentalement novatrice, dont The Runners Four s’avère être en l’état le parfait réceptacle.

Le site de Deerhoof.

A écouter : “Twin Killers”, “Odyssey”, “Scream Team

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