Trois beaux disques méditatifs mettent à l’honneur de formidables guitaristes, équilibristes aux doigts en or dont la musique renoue avec l’esprit aventureux et introspectif de John Fahey.


Faire tenir le monde sur quelques cordes. Ce projet, aussi modeste qu’audacieux, Jack Rose le perpétue comme jadis le grand John Fahey avec son septième album, Kensington Blues. On se gardera toutefois de voir en Rose un simple épigone (un de plus !) du maître à qui il rend un vibrant hommage sur la cinquième piste, reprenant le classique “Sunflower River Blues”. Ce serait là faire acte de paresse critique que de ne point relever les caractéristiques singulières du jeu de Rose, qui trouvent une fois encore ici à s’affirmer admirablement : un flux rapide et continu de phrases égrenées, lit de notes sur lequel se dépose et circule la mélodie, plus ou moins détachée et dominante ; un style complexe dérivé du ragtime, du blues, du folk modal et des ragas indiens, somme d’influences qui nourrissent son expression, lui donnent une épaisseur historique sans toutefois l’inféoder à des codes aliénants, manière de conjuguer le temps en mélangeant matières sonores et manières de jouer. A l’instar de Fahey, la technique de Rose repose aussi sur le finger-picking (un peu moins sur la slide guitar), mais sa musique syncopée épouse des lignes harmoniques moins brisées et heurtées que celles de son mentor. Opposé à toute idée de performance ostentatoire ou de démonstration intempestive, la sobre virtuosité de Rose vise avant tout l’expressivité, la suggestion et pour tout dire l’émotion pure. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter le titre éponyme qui ouvre l’album : délicatesse du toucher, savants contrepoints, intensité des accords et progression mélodique confinent à un ensemble poétique de toute beauté. L’approche traditionnelle n’exclut pas par ailleurs des dérives plus insolites qui ancrent sa musique dans la modernité de son temps. En témoignent par exemples ce drone sombre et abstrait qui achève et enveloppe de mystère l’explicite “Cathedral et Chartres”, ou encore les accents de sitar dont se pare sa guitare acoustique sur “Now that I’m a Man Full Grown II”. Une respiration ample, un temps délié, la guitare de Rose développe un langage envoûtant, sorte d’errance rêveuse où le musicien laisse s’exprimer ses démons intérieurs tout en aspirant à une sorte d’ascension spirituelle qui finit de tirer vers le haut ce magnifique Kensigton Blues.

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Aussi empreinte de spiritualité que celle de Jack Rose, la musique du guitariste Ben Chasny trouve à se développer au sein de plusieurs projets menés conjointement, tous aussi stimulants les uns que les autres : Six Organs of Admittance, Comets On Fire, Badgerlore et August Born, un duo avec Hiroyuki Usui (membre de Fushitsusha). Cette dernière collaboration n’a rien d’anecdotique puisqu’elle entérine sur disque des échanges épistolaires par mails datant de plusieurs mois entre le guitariste américain et le multi-instrumentiste japonais – dont Ben Chasny ne cache pas son influence sur le travail de Six Organs of Admittance. L’album August Born résulte donc de bandes enregistrées en Californie et à Tokyo, somme de fragments éparses, basés sur l’écoute et le respect mutuels, réunis sur disque au-delà des langues et des frontières. Un projet étonnamment cohérent malgré des conditions de réalisation atypiques, qui définit un fascinant espace de liberté partagé, un terrain sonore comme nul autre pareil, sorte de friche sensorielle au pouvoir hypnotique. Voix, guitares, banjo, basse et percussions multiples y élaborent un monde primitif et instinctif tantôt ouaté, tantôt ensorcelé, un univers panthéiste qui tient autant de l’incantation et du rituel chamanique que de l’acid-folk. La musique migratoire d’August Born agite les fantômes de la mémoire, réveille les morts tout autant qu’elle célèbre en douceur la vie, vertige magnifique qui laisse une trace durable chez l’auditeur.

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Tout comme Jack Rose et Ben Chasny, le guitariste Mike Tamburo (entendu dans les groupes Arco Flute Foundation et Meisha) pratique le finger-picking qu’il associe à des textures électroniques et divers instruments usités (clavier, piano, mandoline, accordéon) ou plus originaux (tibetan bowl, dog brush, egg slicer, alarm clock – en anglais dans le texte). Si le nom de John Fahey vient à l’esprit, ceux de Steve Reid, Gastr Del Sol ou Fennesz s’avèrent être aussi des pistes référentielles appropriées. Assimilées à de longues dérives bourdonnantes, les compositions de Beating of the Rewound Son prolongent en musique le paysage intérieur du musicien, amplifient ses perceptions et son ressenti, ses peines comme ses joies. Dans cette quête de soi-même – qui passe par une exploration de toutes les facettes de son instrument de prédilection et la recherche de nouvelles techniques susceptibles de délivrer des accords repoussant toujours plus loin les possibilités sonores -, chaque thème du guitariste entretient une tension créatrice où la mélodie est tissée à toute une gamme de sonorités et d’affects qui sont autant de recoins à explorer. Une envie sinon un besoin d’absolu où il s’agit moins de se trouver que de chercher et s’interroger, encore et toujours. Beating of the Rewound Son est une première proposition musicale en solo singulière qui montre que la guitare, lorsqu’elle fait corps à ce point avec le musicien, est un paliatif fécond à l’absence de mots et un remède précieux à tous les maux.

– Le site de Jack Rose/VHF.
– A écouter : “Kesington Blues”.

– Le site de August Born/Drag City.
– A écouter : “A Thousand Butterflies”.

– Le site de Mike Tamburo.
– A écouter : “Adam’s Fruit Temptation”.