Dans le paysage musical français, Fargo est devenu en quelques années un label aussi indispensable qu’incontournable. Ne serait-ce que pour nous avoir fait découvrir des singer-songwriters essentiels comme Andrew Bird, Ben Weaver ou encore Tony Dekker (Great Lake Swimmers), ce label mérite à présent toute notre attention. La sortie ces jours de Cowboys in Scandinavia, compilation qui dresse un panorama excitant de la nouvelle scène folk de l’Europe du nord, nous a donné envie de nous entretenir, via le net, avec son fondateur, Michel Pampelune.


Histoire de revenir sur son brillant parcours, d’aborder sa manière de travailler et de discuter avec lui de sa conception d’une musique folk artisanale et respectueuse du passé.

Pinkushion : Commençons si tu le veux bien par le début : comment est né Fargo ? Qu’est-ce qui a motivé la création de ce label il y a plus de cinq ans ?

Michel Pampelune : C’est bête et cliché mais la passion pour la musique, une certaine musique. A l’époque, j’étais complètement immergé dans cette nouvelle scène americana et je voulais faire partager mes découvertes musicales avec un plus grand nombre. Et puis me lancer, pour ne pas avoir de regrets. Un hobby qui est devenu sérieux.

Quel est ton parcours personnel ? Comment un français en est-il venu à faire la promotion d’artistes américains indépendants ?

Je ne sais pas si en matière d’art et de culture, on peut parler de pays, de territoires. Le rock ne vient pas de la Creuse mais du sud des Etats-Unis. Et mon éducation musicale a été essentiellement anglo-saxonne. Sinon, j’ai toujours travaillé dans le disque, depuis mes stages étudiants jusqu’à mon premier job comme représentant en magasin.

A cette période, un label en particulier t’a-t-il inspiré, donné envie de te lancer dans cette aventure ?

Certains labels, Glitterhouse en Allemagne, Loose en Angleterre, Munich aux Pays Bas m’ont prouvé que c’était possible. En fait, même si j’ai cité ces labels-là, ils ne m’ont pas tellement inspiré. Le dernier label qui me fascinait à l’époque (plus trop maintenant), c’était Ryko avec leur division Slow River. J’aimais surtout leur boîtier CD teinté vert : une super idée.

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Fargo est référencé sur le net comme un « label indépendant de rock américain », pourtant lorsqu’on consulte le catalogue il s’agit davantage d’americana (certes au sens large), et ce même si Andrew Bird s’avère plus pop et une nouvelle signature comme The Lords of Altamont sonne plus garage/métal. En fait, vises-tu un public en particulier ?

Non. Toute personne avec deux oreilles, qui achète des disques et ne les télécharge pas. En fait, on se fout de savoir quel public est concerné par tel ou tel disque. On sort les disques qui nous plaisent.
Et puis, tu sais, les référencements sur le net… faut faire passer un message clair. Et puis rock, ça veut dire quoi ? Porter un perfecto ? Le mot « americana » ne veut pas dire grand chose non plus pour moi. Il englobe tellement de choses (bien et moins bien) que ça veut plus dire grand chose. Rock au sens large, et oui, je pense que pour faire ce que l’on fait, on doit avoir cette identité. Chacun sa définition du rock.

Où les disques sortis chez Fargo se vendent-ils le mieux ?

En France, car évidemment c’est notre quartier général, mais sinon en Espagne, selon les artistes, en Suède aussi… les espagnols aiment bien Casal, les Lords et Clem Snide. La Suède aime surtout Richard Buckner.

Une identité, un son, des scènes

Quels sont les critères musicaux qui déterminent ton choix ou non de signer un artiste ? qu’est-ce qui attire en premier tes oreilles et comment se font le plus souvent les rencontres avec les musiciens que tu es amené à signer ?

Il s’agit avant tout d’un coup de coeur. Ensuite la raison s’en mêle et je suis obligé de me poser des questions du genre : « quels médias peuvent se faire le relais ? ». Aujourd’hui, la plupart des artistes viennent à nous via les managers, ou par le biais d’autres artistes. Je fais moins de prospection.

Sur combien de nouvelles signatures mises-tu à peu près par an ?

Nous n’avons pas de nombre défini car dans nos signatures, il y a plusieurs degrés possibles de collaborations (sur un ou plusieurs albums, contrats d’artistes..). Disons qu’on sort deux disques par mois en moyenne. Cette année (2006), on a cinq nouvelles signatures, ce qui est inhabituellement élevé.

Du coup, Fargo a-t-il plus vocation d’assurer sur le long terme une carrière aux différents artistes ou de dénicher des nouveaux talents ?

Tout cela à la fois. Evidemment, nous n’avons que cinq ans d’existence donc la partie développement a été prédominante. Nous avons presque toujours été dans des configurations de « premier album », même avec des artistes connus (Chris Whitley) mais qu’il fallait ré-installer. Maintenant que Fargo se stabilise autour d’un roster et d’un catalogue, on va davantage s’attacher au développement.

J’ai le sentiment que même si les artistes du label jouent une musique différente, singulière, il y a tout de même un son Fargo, reconnaissable. Est-ce que cette notion de « son » est importante pour toi ?

Elle est cruciale. Ce que tu dis sur « un son Fargo », c’est pour moi le plus grand compliment qu’on puisse faire à un label.

Comment conçois-tu ensuite le passage du studio à la scène ?

Ta question est tellement vaste… Disons que nous ne travaillons qu’avec des artistes qui sont déjà légitimes sur scène et que dans le genre de musique que nous approchons. Il est rare que les groupes craignent sur scène.

Quelle est en fait ta marge de manoeuvre dans ce domaine ?

Grandissante. Au point où nous organisons nous-mêmes concerts et tournées. Au début, c’était par esprit DIY et parce que les tourneurs ne voulaient pas s’occuper de nos artistes.

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Classicisme, modernité et Scandinavie

On trouve dans le catalogue de Fargo à la fois des musiciens disposés à bousculer les codes en vigueur, à injecter un nouvel élan dans la musique qui leur sert d’inspiration, et d’autres qui sonnent plus “classique” ou “traditionnel”, c’est-à-dire qui sont au plus près du genre qu’ils incarnent, dans une sorte de respect parfois un peu circonspect. Ces deux approches te tiennent-elles à coeur ?

Les chansons sont bonnes, l’artiste est sincère et a de l’âme (soul), c’est tout ce qui m’intéresse. L’avant-garde (pour l’avant-garde) ne m’intéresse pas. Je revendique le fait qu’il faille en musique, comme ailleurs, puiser dans le passé pour proposer quelque chose de frais et nouveau. Nos artistes ont conscience d’un héritage et ça me plait. Aucune pose !!!!! Je préfère un artisan appliqué à un artiste calculateur qui cherche pour chercher. Seules les chansons comptent.

On retrouve, il me semble, cette dichotomie moderne/classique sur la récente compilation Cowboys in Scandinavia. D’un côté des musiciens, comme par exemple José Gonzalez, qui brouillent un peu les pistes, de l’autre des groupes plus fidèles à l’idée que l’on peut se faire ici de l’americana.

Oui et c’est bien ainsi, ce serait peut-être chiant de n’avoir qu’un style. Et l’on n’a pas tant contrôlé les choses que pris les artistes de références et ceux qui se présentaient à nous.

On observe depuis plusieurs années une vraie effervescence musicale dans ces pays d’Europe du nord, une volonté patente de construire des ponts, des échanges fructueux, de dialoguer avec les autres musiques du monde ; une ouverture qui est partie de certains jazzmen (je pense, entre autres, à Jan Garbarek) il y a presque quarante ans et maintenant atteint presque toutes les sphères stylistiques, de la pop en passant par des courants plus expérimentaux, et aussi le folk. Ce folk scandinave dont on cerne justement une des facettes (car il y a en d’autres, notamment toute une mouvance acid-folk très active) sur la compilation semble tout droit sorti des Etats-Unis, et n’est pas sans soulever quelques questions de fond. En effet, dans quelle mesure ce rêve d’Amérique ne se suffit-il pas à lui-même, qu’est-ce qui distingue ce folk scandinave de celui outre-atlantique ?

Tu sais, il y a une bonne dose d’humour dans ce projet, à commencer par le titre et la pochette. Mais pour répondre plus précisément : oui, c’est bluffant ces vikings, qu’il s’agisse de pop (Cardigans), de rock high-energy (Hellacopters), de folk , ils le font bien et mieux que les autres musiciens en Europe. Je me suis rendu compte cela dit, en voyageant en Suède, à quel point le pays ressemblait à certains états des USA comme le Montana, les états des Plaines, le Canada. Il y a de ça, c’est sûr ! Et tout le pays parle anglais, les films à la télé ne sont pas doublés… Enfin, n’oublie pas que le folk tient aussi son origine en Europe (Fairport Convention…).

Oui mais ce phénomène, symptomatique de notre époque, est à la fois stimulant et angoissant : on est enthousiaste à l’idée de voir émerger des nouveaux musiciens talentueux, mais, dans le même temps, on reste perplexe devant cette sorte d’uniformisation qui s’annonce à l’horizon. Bientôt on entendra la même musique partout, non ?

Je suis bien d’accord avec toi mais ces scandinaves sont pour moi la seule exception. C’est sur on va voir des sous Offspring sortir de Chine ou de Russie mais la musique faite avec âme est à l’abri de l’uniformisation. En fait, ce que j’adore sur ce disque, c’est le pitch : 35 ans après Cowboys In Sweden de Lee Hazlewood, il y a tous ces artistes et honnêtement, depuis, on s’est aperçu qu’on aurait pu faire un deuxième volume. Ce qui me bluffe chez les suédois et scandinaves, c’est en rock, en musique (et pas seulement en folk), à quel point ils sont décomplexés et surtout crédibles. Je trouve que ce sont les seuls non anglo-saxons à pouvoir revisiter des musiques roots (country, folk) sans être ridicules.

Entendons-nous bien, il s’agit moins pour moi de contester le talent des uns ou des autres, ou même la légitimité de cette musique délocalisée, que de regretter que ce folk ne soit pas plus singulièrement scandinave, ancré dans la société qui l’a vu émerger. Toute la dimension politique de la musique folk (américaine) originelle semble souvent absente ici – au profit d’une veine romantique et sentimentale qui nourrit le cliché du folkeux-pleurnicheur-dépressif-nombriliste. C’est un conservatisme sélectif en somme : ne demeurent que certains aspects, les plus passe-frontières.

En effet, ils ne révolutionnent pas forcément tous le genre mais c’est justement ce qui m’importe peu car j’aime aussi l’aspect « artisan appliqué respectueux des musiciens étant passés avant ».

En même temps, on imagine bien que d’un point de vue historique ces pays n’ont pas un passé susceptible d’entretenir un élan contestataire. On a d’ailleurs plutôt l’impression qu’ils cherchent à oublier d’où ils viennent, à fuir la réalité de leur propre pays. C’est pour cette raison que José Gonzales me semble être une exception très intéressante : son talent sert moins à rejouer à l’identique le folk made in USA, qu’à en proposer une vision distanciée et syncrétique. On est dans une sorte d’indéterminé (y compris au niveau des textes, très flous), de relecture biaisée qui se donne à entendre comme telle (d’où la judicieuse idée de proposer une reprise embrumée de Springsteen avec son groupe Junip).

Evidemment, s’ils se contentaient d’adapter le truc façon Yéyés en France dans les années 60, ça serait ridicule. Mon groupe préféré dans la compilation (dans les nouveaux), c’est Johnossi, un duo batterie/guitare acoustique. Là, on a choisi avec Cédric Rassat (le concepteur de cette compilation), une ballade pour coller au disque, mais leur son est plutôt entre Gun Club, Supergrass et U2 ! Et puis ces musiciens écrivent des chansons, des textes en anglais qui tiennent la route. La musique qui se vend aujourd’hui et qui serait contestataire, je n’en vois pas. La contestation – si elle existe – ne passe plus par le rock depuis longtemps. Pas depuis que le rap a été récupéré. C’est mon humble avis.

En France des groupes comme Santa Cruz, Herman Düne ou encore le musicien Red tentent à leur manière, souvent pertinente, d’investir ces musiques venues d’outre-Atlantique, mais cela reste un phénomène tout de même mineur. De toute façon l’americana intéresse peu les artistes français. Pourquoi à ton avis ?

Je ne sais pas mais en tout cas, ça ne m’intéresse pas de me poser la question : de l’americana jouée par des français ? Santa Cruz est un bon groupe cela dit. Je ne sais pas s’il se présente comme « americana ». Mais il se pose la question de la légitimité et des racines, de là d’où on vient. A des degrés divers, on peut vite tomber dans le Dick Rivers. Herman Düne est à part car ils ont vraiment fait quelque chose de très personnel…

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Parle nous un peu d’Emily Loizeau.

Justement, pour embrayer sur la question précédente, Emily Loizeau vient de Belleville mais a une maman anglaise. Donc elle écrit et chante aussi bien en français qu’en anglais. C’est l’artiste que j’attendais pour franchir le pas du premier album français. Elle fait totalement le pont entre la chanson française et nos artistes américains. On a régulièrement été démarchés par des groupes français qui se rêvaient américains, croyant que nous ne nous intéressions qu’au rock américain. Mais c’est juste normal d’aller chercher aux USA si tu veux trouver la nouvelle génération de Dylan, Fred Neil, Gram Parsons, Gene Clark…Quel intérêt de signer un artiste français qui fait le ricain alors qu’on a déjà de très bons artistes américains.
On a fait avec Emily l’album dont on rêvait tous les deux. C’est un bijou, quelque part entre quelque chose de très chanson française, mais avec une approche anglo-saxonne héritée de Dylan, Tom Waits… On en est très fiers…

Pour finir, comme de coutume, quels sont tes cinq disques de chevet ?

Du moment alors… pas dans l’absolu !

– Le coffret Girl Group Songs
– Le prochain Neal Casal qui sort en Avril
Emily Loizeau, L’Autre Bout Du Monde
Lauren Hoffman, Choreography
The Lords Of Altamont, Lords Have Mercy

– Le site de Fargo.

– Lire la chronique de Cowboys in Scandinavia.