Troisième album et troisième changement de cap pour les imprévisibles Liars. Entre radicalité primitiviste et fulgurances soniques le trio underground déjanté accouche (encore) d’un grand disque.


Certains titres sonnent comme des injonctions. On appelle pas en effet impunément un album Drum’s Not Dead, surtout lorsqu’on est un trio issu de la scène rock new-yorkaise de ce début de siècle. Mettre l’accent de la sorte sur la force vitale des percussions a des airs de manifeste insolent, affiche un désir effronté de reprendre les choses en main (entre les baguettes serait plus juste) à l’endroit où les guitares dictent depuis quelques années leur loi. Une adresse que l’on devine destinée à la pléthore de groupes en « The » (comme à tous leurs dérivés) qui poussent comme des champignons et auxquels les membres de Liars ne veulent plus être assimilés. Bien que le précédent et excellent album, They Were Wrong, So We Drowned (2004), affichait déjà nettement des penchants iconoclastes et des velléités expérimentales, Drum’s Not Dead ne laisse plus aucun doute quant à la farouche différence, voire indépendance de style dont se pare dorénavant la musique sans attaches du trio qui, depuis peu, a d’ailleurs fui le continent américain pour élire domicile à Berlin.

Annoncer d’emblée que les batteries (deux sont en l’occurrence convoquées sur cet album) sont bel et bien vivantes, c’est aussi vouloir accorder le primat aux rythmes plutôt qu’aux mélodies. Cette nécessité motrice du tempo est la plus belle idée de l’album, celle qui irrigue chaque morceau comme une lame de fond. Plus qu’un concept inaugural (construit autour de deux personnages fictifs antinomiques, l’un déterminé et autoritaire, l’autre timide et mesuré, censés représenter les deux pôles de la création), suffisamment vaseux pour que l’on ne s’y attarde pas, ce parti pris rythmique donne lieu à un album au cheminement original. Etroitement imbriqués les uns dans les autres, les morceaux de Drum’s Not Dead s’organisent moins comme une succession de chansons orientées autour du sempiternel axe couplet-refrain, que comme un glissement d’ambiances alternatives. Un enchaînement de couches de tensions, de superpositions de voix sans point nodal facilement identifiable. Rien ne se noue vraiment, la musique ne cesse au contraire de se répandre, de se déverser, de se transformer en abolissant les frontières et en forçant les lois de la gravitation (à bien des égards cette musique peut être qualifiée de « planante »).

La tentation du battement originel – celui tissulaire qui alimente le fonctionnement de nos organes, mais aussi celui, primitif et musical, qui les fait se mouvoir dans l’espace – entraîne moins des ruptures convulsives systématiques (seul “Drum And The Uncomfortable Can” est vraiment éruptif), qu’elle ne délivre une beauté sauvage soumise à des variations d’humeurs assez éloignées du registre punk. Drum’s Not Dead épouse autant le rythme biologique du myocarde (un des personnages porte le nom de Mount Heart Attack), palpite, ralentit, s’accélère, retombe, qu’il modèle une aire de danse tribale autour d’un feu sacré abstrait. Entre le rendu sonore d’un univers viscéral et la procession incantatoire, le disque ne choisit pas vraiment, il tourne autour, mélange les perspectives, joue des modulations harmoniques et des effets de masses.

Le voyage intérieur revêt tour à tour une dimension inquiétante ou ludique, cathartique ou psychédélique, fait appel à plusieurs états de conscience chez l’auditeur projeté dans un monde obscur et déroutant. Nul doute que Liars a été influencé par le travail d’Animal Collective, mais comme tout grand groupe qui se respecte, il a évité l’écueil du plagiat en digérant et transformant le foisonnement sonore de ce dernier afin de lui donner un prolongement personnel singulier. Si les deux groupes mobilisent les mêmes pulsions, plaident pour un rapport sensoriel et spontané à la musique, le chaos qu’ils affectionnent répond à une organisation et des particularités formelles différentes : les morceaux sont nettement plus sombres et moins électro-pop que sur Spirit They’re Gone, Spirit They’ve Vanished, leur structure plus lisible et les sonorités instrumentales moins contrastées ou cyclothimiques que sur Danse Manatee – soit les deux premiers albums des Animal Collective très (trop ?) proches dans l’esprit de Drum’s Not Dead.

Que dire par exemple des guitares qui, si elles n’occupent pas les avant-postes, ne sont pas pour autant absentes – c’est même une d’elles, bourdonnante, qui ouvre l’album, sur l’entêtant “Be Quiet Mt Heart Attack!”. En retrait, elles satisfont une inclination au statisme, à la dérive lancinante (sur “The Wrong Coat For You Mt. Heart Attack” elles épousent le léger clapotis de vagues samplées), au tapissage en arrière plan (“You, Drum” et sa ligne de guitare décalée). Elles sont un rideau tiré pour se protéger du soleil. Pour autant Drum’s Not Dead exalte une puissance créative qui met à mal tout syndrome dépressif. A partir d’éléments instrumentaux basiques (guitare-basse-batterie teintées de samples), la musique des Liars esquive les dangers de l’abîme, conjure l’angoisse de la chute. La délectation et l’auto-ironie (surtout perceptible à travers des textes à l’intérêt parfois limité, et le délire visuel des 36 clips illustrant l’album – joints sur un DVD en bonus), avec lesquelles le groupe se livre à une étourdissante plongée dans les méandres du son, ne peut susciter au final qu’un sentiment d’extase.

-Lire également l’interview The Liars can’t be wrong (2004)

– Le site de Liars.

– Le site de Labels.

– A écouter : “A Nisit From Drum”, “The Wrong Cost For You Mt Heart Attack”, “It Fit When I Was A Kid