Neko Case est de longue date une voix qui compte, dans tous les sens du terme, dans le paysage de l’Americana et de la country alternative. Ce nouvel album, une pure merveille, la voit se hisser au niveau des plus grands.


Il y a quelque chose d’assez pathétique dans la façon dont la variété U.S. s’est accrochée à l’héritage country, pour se donner des racines et s’assurer une authenticité de carton-pâte. Les poses et les innombrables clichés western ont été mis au service du patriotisme en vogue, produisant une musique qui relève plus du fond sonore de parc d’attractions que de la fidélité à une tradition. Rien d’étonnant à une époque où les Etats-Unis sont gouvernés par un patricien de la côte Est qui s’est fait construire un ranch par pur électoralisme… Même si cette variété sans saveur est présente au sommet des charts depuis des lustres, ses starlettes d’un tube, généralement choisies pour leurs supposées prouesses vocales, ont été légion ces dernières années. Heureusement pour les mélomanes, il est resté quelques artistes véritables alliant un ancrage dans la tradition et l’expression d’une sensibilité personnelle – comme le défunt Townes van Zandt, Steve Earle, Will Oldham, pour ne citer que les plus importants.

Peut-être en réaction à la névrose identitaire de l’époque, l’Americana revient aujourd’hui en force dans le paysage indépendant. Neko Case y occupe une place de choix. D’abord parce qu’elle possède une voix. Une voix tellement puissante, techniquement parfaite, calibrée jusqu’au moindre détail, qu’elle écrase et couvre de ridicule toutes les cowgirls clonées qu’affectionnent les stations FM US et qu’elles jettent en pâture aux truck-drivers pour agrémenter leurs trajets d’autoroute. Mais cette voix est aussi et surtout pleine de caractère et d’une puissance évocatrice hors normes. Et comme en témoigne une fois de plus ce nouvel album, Fox Confessor Brings the Flood, elle est toujours mise au service d’une sensibilité et d’un véritable univers personnels. Ici, on n’est pas très loin de crier au chef-d’oeuvre tant la maîtrise de la forme rejoint l’originalité de l’expression. Neko Case est-elle engagée sur la voie royale des grands continuateurs de l’héritage country ? Il est peut-être encore tôt pour le dire, mais il est d’ores et déjà avéré qu’elle s’en approche dangereusement.

En effet, c’est bien l’esprit de toute une tradition, prenant des formes nouvelles, qui souffle sur cet album. Comme dans l’anthologie folk de Harry Smith, les tragédies du quotidien des gens ordinaires sont envahies par la puissance de l’étrange et de l’inexplicable, prenant une signification presque mythologique ou biblique. C’est le cas par exemple, de l’accident de voiture de « Star Witness ». Tout un bestiaire de contes de fées est convoqué (la pochette du disque évoque aussi les « dangers des animaux sauvages pour l’homme »), et le caractère énigmatique des paroles, toutes en images instantanées, d’une poésie peu commune dans la musique contemporaine, évoque l’inquiétante étrangeté des films de David Lynch. Tout en échappant aux thèmes habituels de la country et du folk américain, puisque les chansons s’inspirent principalement de contes ukrainiens, Neko Case en perpétue l’esprit. Des phrases telles que « The most tender place in my heart is for strangers », ou « I don’t care if forever never comes, I’m holding on for that teenage feeling » renouent avec les thèmes dylaniens du transitoire, de l’instable, qui inspirent un sentiment de libération mâtinée d’angoisse et de terreur profonde – comme le décrivait récemment Greil Marcus dans son livre sur « Like a Rolling Stone ».

La musique est toute en subtilité. Dans « Margaret vs. Pauline », la voix aérienne de Case soutenue par une bonne dose de réverb se marie parfaitement au piano de Garth Hudson, le claviériste mythique du Band. La pedal steel est souvent présente, mais se fait discrète, laissant volontiers les cordes, les banjos ou les harmonies vocales tenir le haut du pavé. Les hommes de Calexico, Joey Burns et John Convertino, sont à la manoeuvre, assurant toujours un accompagnement de haute facture. Case s’offre quelques moments gospel (« A Widow’s Toast », « John Saw That Number »), si bien qu’on a parfois l’impression de revivre les scènes de processions en pleine nature du film O Brother Where art Thou. Mais si sa voix atteint parfois, dans les morceaux plus rythmés et où se déploie sa puissance vocale, la grâce de Buffy Sainte-Marie (« Star Witness », « John Saw That Number »), ce sont surtout les moment plus intimistes qui frôlent le sublime. Case n’échappe pas toujours à la tentation de faire admirer la perfection lisse de son instrument, mais quand sa voix se fait par moments moins assurée, s’infléchit et laisse poindre l’émotion, elle offre quelques-unes des plus belles ballades folk que l’on ait entendues depuis des lustres : « Dirty Knife », « Lion’s Jaws », « Maybe Sparrow » et « At Last »…

Le plus étrange, dans ce disque splendide d’une chanteuse venue à la country un peu par hasard, après des débuts punk dans une art-school canadienne, c’est que les éclairs de génie viennent surtout des moments les plus en décalage avec le genre lui-même. Dans le morceau de bravoure de l’album, « That Teenage Feeling », comme ensuite sur « Lion’s Jaws », on retrouve un peu de la beauté mélancolique, toute en accords mineurs, du Third/Sister Lovers de Big Star. Un groupe dont Neko Case elle-même a exploré les autres facettes à travers sa participation aux brillants New Pornographers. Case pourrait se contenter de continuer sa route en vocaliste faisant étalage de sa supériorité, dont elle semble d’ailleurs hautement consciente. Mais elle pose peut-être avec Fox Confessor Brings the Flood le jalon charnière d’un véritable parcours d’artiste qui pourrait bien lui faire un jour décrocher les étoiles.