Rencontrer Abd Al Malik, c’est rencontrer quelqu’un qui allie la théorie (par ses études de philo, ses livres, ses lectures…) et la pratique (par ses origines, son rap, ses préoccupations, sa vie quotidienne…). A ce titre, Abd Al Malik, qui vit à ce point la confrontation de sa réalité (noir musulman issu des banlieues) à la réalité de la société française et mondialisée, on ne peut que déboucher sur un entretien passionnant.


Dès la rencontre, on est frappé par la sérénité et la générosité qu’il dégage, tel un vieux sage. La conversation ira tout de suite droit au but, et sera captivante de bout en bout.

Rien de mieux donc que de lui proposer un blind test alliant ses influences à ses inquiétudes. Un très bon client…

Public Enemy – Black Steel in the hour of chaos

Ça c’est Public Enemy, avec Flavor Flav qui commence. Public Enemy, c’est presque le rap dans son essence. Aujourd’hui, on parle de rap conscient, mais pour moi c’est un pléonasme car le rap, c’est tujours conscient. Dans Public Enemy, il y a l’intelligence de Chuck D, la conscience, le militantisme – mais toujours avec intelligence et dans un rapport de dialogue avec l’autre. Avec NAP, mon groupe, ça a été une influence indiscutable. D’ailleurs, avec NAP (New African Poets), il y a ce lien vers nos origines aussi.

Pinkushion : Que penses-tu des polémiques qu’a soulevées Public Enemy ?

Comme le côté militaire par exemple ? Faut prendre ça comme de l’esthétique. Pour moi, c’est pour dire qu’on vit dans un monde où le rapport de forces est important. C’est une sorte d’allégorie. Car il y a aussi la figure du bouffon avec Flavor Flav, qui équilibre tout ça, pour montrer qu’il ne faut pas prendre ça au sérieux. On les a accusés aussi un moment d’antisémitisme… Mais c’était un membre particulier de leur groupe, Professor Griff, avec qui ils se sont désolidarisés par la suite.

Run DMC – Peter Piper

Pff. Pareil. Je pense notamment à leur titre avec Aerosmith. Cette idée de dire que le rap est la seule musique qui est faite de toutes les musiques, par la culture du sample et cette envie à chaque fois de faire le lien avec l’autre. Dans un certain sens, le rap reconnaît le lien dans le relais de la notion de rebelle que le rock avait. Le rap est dans ce sens-là le fils du rock. Moi, je dis souvent aux gens que pour moi le rock est la musique du XXe siècle, et le rap celle du XXIe. Avec tous ses paradoxes, le rap est le miroir de notre société, avec une vision consumériste, parfois misogyne, mais il y a aussi des gens comme Talib Kweli, Dead Prez, qui ont une écriture, une réflexion, presque alter mondialistes. Tout ceci représente vraiment notre société.

IAM – Alamo

Ça c’est Akhenaton en solo. Que dire ? IAM c’est une légende, un groupe de légende. C’est une grande référence. Tous les rappeurs qui, comme moi, ont eu envie de réfléchir sur leur art et l’impact qu’il a par rapport à la banlieue et la société française ont Akhenaton en référence. Forcément, il est précurseur. Il n’a jamais mis de côté la notion purement artistique – à savoir la notion de flow, de musique. IAM et Akhenaton font partie des pères fondateurs du rap en France.

Rob Swift – Terrorism

Je ne vois pas. C’est qui ?

Pinkushion : Rob Swift.

Ah d’accord, le DJ. J’entendais les samples par rapport au terrorisme. Justement, le rap a cette capacité de (silence)… on revient à la notion de musique du XXIe siècle, car finalement, cette musique interroge toutes les formes d’art et une véritable réflexion sur le moment. Elle interroge la politique, la littérature, la musique en général, la poésie… Elle a la capacité de se nourrir de son environnement. Et de le questionner. C’est ce qu’il y a de merveilleux dans le rap aujourd’hui. C’est ainsi qu’il reflète notre époque. Il n’y a que le hip-hop qui peut faire ce genre de choses.

Snoop Dogg – Serial Killa

C’est Snoop. Son premier album solo. Il y a beaucoup d’invités sur cette chanson justement. C’est le Gangsta rap quoi ! La première fois que c’est apparu c’était avec NWA, donc Dre qui a fait la musique. Pareil, ça représente les paradoxes de notre époque. Cette violence extrême qu’on peut voir dans les médias, au Moyen Orient, même dans notre quotidien immédiat. Eux représentent tout ça. Tout d’un coup ils existent car notre société est comme ça. Ils prônent une vision violente, misogyne, tout en étant de l’art. Ils produisent de la musique. La musique géniale de Dre, le flow de Snoop : le rap est la musique de notre temps et de notre époque. Il reflète ces choses positives comme ses choses négatives.

Pinkushion : Que penses-tu des clips de Snoop Dogg qui montrent les « bonnes femmes à poil autour d’une piscine » ?

Moi, personnellement ce n’est pas ma conception des choses. Mais je pense que dans une société, à un moment donné, c’est essentiel qu’il y ait de la diversité. C’est à chacun par la suite de faire son choix. Ce qui est intéressant dans le Gangsta rap c’est que ça interroge vraiment. Quelle est la place de la femme dans nos sociétés ? Quelle importance donnons-nous au matériel ? Il y a de véritables interrogations sur notre vision consumériste. Tout ça m’interroge, et me montre ce que je n’ai pas envie d’être, de faire ou de dire.

Nicolaï Lugansky – Prélude Op 3.2 Rachmaninov

Je pourrais dire Satie, mais je ne pense pas.

Pinkushion : C’est Rachmaninov, joué par Lugansky.

Merveilleux ! Sur mon album, c’est Gérard Joinet qui joue le piano. C’est le pianiste de Brel. J’aime particulièrement le piano. C’est quelque chose qui me touche vraiment. Pour moi c’est le seul instrument avec le violon qui a une âme véritable. Ma femme est violoniste au départ. J’ai un rapport particulier au piano. Ça m’émeut. Quand on a envie de porter l’émotion, rien de tel que le piano ou le violon. Gérard Jouannest je le trouve tout simplement génial. J’ai été honoré qu’il travaille avec moi. Se retrouver comme ça avec lui et Juliette Gréco chez eux dans leur maison, dans l’Oise et dans le sud de la France… Ce que j’aime dans le piano aussi, c’est la rigueur de l’instrument. Cette rigueur c’est celle qu’on a aussi face à la vie. On comprend le sens de l’effort et du travail. Mon voisin, à Paris, il joue du piano. Je l’entends souvent, quand je vais me coucher, travailler, travailler, travailler sans relâche sur la partition. Ça nous apprend quelque chose sur la vie. Chaque chose se fait avec l’effort. La notion de travail, de revenir sur l’ouvrage. J’ai envie de citer cette phrase qui dit : la meilleure chose que l’on puisse faire pour améliorer le monde, c’est de s’améliorer soi-même.

Miles Davis & John Coltrane – So What

Ça c’est Kind of blue. C’est la session où il y a “Flamenco sketches” et “So what”. Quand je faisais mon disque, j’écoutais ça en boucle, en boucle, en boucle. J’ai écouté aussi le Blue Print de Jay Z en boucle, en boucle. J’écoutais Brel en boucle. Juliette Greco m’a parlé de Miles Davis. Pour moi, là, avec Coltrane, on a… C’est… enfin… j’ai même pas les mots tellement c’est incroyable. Ce qu’ils ont fait ! De la possibilité de dire sans parler finalement, juste avec les instruments, et de faire ce chef-d’oeuvre. Un autre album que j’aime de Davis c’est le dernier, Doo wop, parce que c’est un album de rap. Il l’a fait avec Easy Mo Bee, mais le rappeur c’est lui avec sa trompette. Pour moi, ce sont les deux albums magistraux de Miles Davis.

Saul Williams – Talk to Strangers

Pinkushion : C’est l’artiste avec le quel on te compare le plus.

Oui. J’ai écouté Saul Williams, j’ai vu Saul Williams, j’ai vu le film Slam, j’ai vu les def comedy jam, où il y a les différentes sessions de slam, je suis venu ici, au Botanique, où j’étais invité à une session slam… je me suis dit je vais faire un album de slam, c’est pas possible. Tu peux pas laisser ça comme ça ! Je suis fan des philosophes de la déconstruction. Comme ces enfants qui démontent quelque chose pour en comprendre le fonctionnement. Et qui remontent derrière. Pour moi, la déconstruction du flow c’est le slam. Et la déconstruction musicale c’est ce que j’ai fait : prendre que des musiciens, partir que de programmations comme Bilal, tout exploser finalement. C’est magnifique. Tout d’un coup, il n’y a plus de flow, il n’y a plus rien, on parle quoi ! Et on écoute.

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Non Stop – On me dit jamais rien

C’est pas un belge ? Non Stop ? Je ne connais pas. Ça me fait penser à un rappeur que j’avais entendu. Le rap c’est une petite météorite. C’est un arbre à plusieurs branches. Il y a ce que je peux faire, ce que tu me fais écouter ici, etc : c’est super toutes ces possibilités. Ce qui est malheureux c’est que l’on mette en avant seulement un certain type, alors qu’il y a une vraie diversité, des particularités, des individus différents, des approches différentes. Là, c’est très cru, ben voilà, c’est sa manière à lui de s’exprimer. Le rap a toujours cette sincérité en lui. Le fait de tout mettre sur la table.

The Streets – Two nations

The Streets ? J’avais apprécié dans son premier album ce quotidien : voici mes opinions, je suis un mec normal, je parle de tout… Boum. ça frappait juste. C’est le miracle du rap ça ! The Streets, c’est un blanc qui paie pas de mine, il te parle de trucs banals : sa petite amie etc. Et ça devient … J’aime énormément cette forme d’écriture. Cela me fait penser à Raymond Carver, cette façon de parler de trucs banals, les gens qu’on calcule pas, les faibles, les petits… et tout d’un coup ça devient de l’art. C’est Tchekhov qui disait que parler de gens simples c’est aussi fort que de parler de seigneurs et de rois. Car finalement on l’est tous ! Le tragique… Enfin, voilà. The streets, c’est ça. Ça me touche. Ça ne m’a pas plus influencé que ça, mais par contre j’aime beaucoup chez lui le concept de la journée. J’aime bien les choses conceptuelles. Son premier album, j’ai beaucoup aimé. Le concept, dans sa simplicité, et l’écriture.

Outkast (Big Boi) – Bamboo

Pinkushion : Je l’ai mis car c’est un petit garçon qui rappe. Tu es papa depuis peu. Qu’est-ce que la paternité a changé dans ta vision du monde ?

Lorsque j’ai vu ce petit être… on se rend compte que jusque là on a été égoïste, car pour la première fois on est prêt à donner sa vie pour quelqu’un. On a l’impression qu’en amour on peut le faire, mais là, on sait, concrètement, qu’on peut le faire. Forcément, ça change ta vie, ton regard sur le monde, sur la notion de responsabilité, sur le fait d’être adulte…

Pinkushion : Relativiser aussi. Je pense notamment à ton titre sur le 11 septembre, où tu finis par un « et moi, je changeais les couches de mon fils ».

Oui, ça permet de relativiser. Mon regard sur la femme a changé également. Je n’ai jamais été misogyne, mais là, je me suis rendu compte – sans démagogie aucune – que la femme est supérieure à l’homme. Nous, on est là…

The Roots – Sacrifice (live)

Pinkushion : A quoi ressemblent tes concerts ? Fais-tu de l’improvisation ?

Oui, je fais de l’impro. Là, ce sera particulier. C’est marrant que tu me mettes les Roots en live car on va partir en trio jazz en fait : batteur, contrebassiste et pianiste. Il y aura un DJ aussi. Les musiciens, ce sont de vraies pointures du jazz. Je serai donc porté par eux. Mon premier concert aura lieu à Paris, le 24 septembre. Ensuite, à l’automne, je pars sur la route, et passerai bien évidemment en Belgique. J’ai toujours été super bien reçu ici. L’aspect organique, la musique, c’est une chaleur, et en même temps, ça laisse cette possibilité d’improvisation. Un morceau de 3 minutes peut en durer sept. L’interaction avec le public change tout aussi.

Pinkushion : Comptes-tu faire une tournée des banlieues ?

Oui, je vais faire ça. Je l’ai déjà fait, et vais le refaire. Mais aussi dans des clubs de jazz. L’idée est de montrer qu’on fait de la musique, que le rap c’est de la musique. Il ne s’agit pas non plus de trop se prendre au sérieux.

Pinkushion : Comment vois-tu les prochaines élections en France ?

Je pense que c’est un des moments les plus cruciaux – j’oserais dire – de la Ve république. On se trouve dans une période particulière par rapport à la présence de Le Pen au deuxième tour en 2002. Aujourd’hui, il y a une espèce de stigmatisation plus forte d’une certaine partie de la communauté nationale. Il y a un vrai questionnement sur la notion de civisme, sur la notion d’être français. Il y a de vrais problèmes philosophiques. De vraies questions par rapport à l’identité même de la France. En ce sens-là, ça va être assez particulier. Je ne suis ni de gauche ni de droite. Je suis avec les hommes et les femmes de bonne volonté. Je voterai pour la personne qui, à mon point de vue, représentera le mieux la seule communauté qui compte finalement : la communauté nationale. Me considérant comme un artiste engagé – bien que pour moi c’est comme rap conscient, un pléonasme – j’ai envie de parler de ces notions de civisme, d’identité française. Moi-même, je suis noir, musulman, je viens d’un quartier difficile, et je me considère avant tout comme un citoyen français. J’ai une responsabilité – parce que je fais de la musique, et que je suis écouté par des jeunes et moins jeunes – car mon attitude peut déterminer celle d’autres personnes.
De nos jours, venant d’un milieu social où il y a une réelle carence de modèles, il y a une vraie pauvreté intellectuelle, culturelle, voire une misère -intellectuelle, culturelle, spirituelle. Je pars du principe que c’est important au-delà des personnes pour qui on va voter. Voter, ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Il faut expliquer nos institutions. Ce que ça implique d’être citoyen : la République, la démocratie, la laïcité. La société française, sur papier, n’exclut pas, au contraire. Elle accepte tout le monde dans sa différence et permet d’avancer ensemble avec un projet commun. C’est à chacun de nous, en tant que citoyen, de faire en sorte que ça ne se fasse pas que sur papier. Que les notions de liberté, égalité et fraternité soient opérationnelles, et non des lettres mortes sur le fronton de nos préfectures et de nos écoles. Il faut rendre ça vivant. Faire en sorte que les premières victimes de la précarité, de la discrimination… qu’il n’y ait pas de français de première et de deuxième zone. La religion, la couleur, qu’importe ? C’est toute cette problématique que met en branle la prochaine élection présidentielle. Le monde d’aujourd’hui n’est plus celui d’hier. Ces élections vont entamer le virage pour le meilleur ou pour le pire. Il en va pas seulement de la France, mais aussi de l’Europe.

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