Certains ont déjà eu la chance d’apercevoir Shara Worden sur scène aux côtés de Sufjan Stevens. Habillée en pom-pom girl, cette jolie brune jonglait entre une guitare acoustique et un piano tout en faisant vibrer la salle de son vibrato vocal exceptionnel. Elle nous revient cette fois sous My Brightest Diamond, son nouveau projet solo où l’on peut prendre toute la mesure de son talent. Une promenade folk-rock onirique où le fantôme théâtral de Jeff Buckley se mêle à d’autres influences classiques baroques. Un bijou.


Juin a des faux airs de canicule anticipée sur Paris. Sous des lunettes noires immenses cachant ses yeux bleus, la jolie petite lady nous a donné rendez-vous devant l’hôtel situé à deux pas du Père Lachaise. Pour fuir le soleil et les terrasses de café bondées, nous décidons de franchir les grilles du cimetière pour nous poser non loin sous un arbre. Oui, être chroniqueur rock a certains avantages…

Pinkushion : Nous t’avons découvert en France l’hiver dernier, lors de la tournée en première partie de Sufjan Stevens. Gardes-tu un bon souvenir de ces concerts ?

Shara Worden : Oh oui ! De tous les shows donnés en Europe, celui de Paris demeure mon favori. C’était tellement incroyable. Le public était très réceptif et assez enthousiaste. Après le show, il y avait ce personnage étrange, un pianiste chauve avec une moustache qui tirait sur ces cigarettes en laissant des cendres super longues… Alors que le club était en train de se vider, il a commencé à jouer du jazz. Tout le monde dans le groupe était effrayé, il était tellement bon. Il a interprété et chanté différents styles pendant trente minutes, et nous dansions dessus. C’était tellement pictural comme scène. On a fini la soirée sur « La vie en rose ». Vraiment spécial et mémorable.

Parle-moi un peu de ton enfance, tu es originaire du Michigan ?

En fait, j’ai vécu dans neuf états différents. Nous sommes restés avec ma famille cinq ans dans le Michigan, papa changeait souvent de job. J’ai vécu à New York 6 ans et demi, c’est l’endroit où je suis restée le plus longtemps. Musicalement, ces cinq années passées à étudier dans le Michigan ont eu un énorme impact culturel sur moi. On ne vivait pas loin de Detroit, la Motown de Steve Wonder et le R n’B étaient omniprésents, beaucoup de chansons aussi de Mariah Carey, LL Cool J, Marvin Gaye… Leurs disques passaient continuellement à la radio et m’ont beaucoup influencée. La soul music fut pratiquement tout ce que j’écoutais à mon adolescence.

Ensuite, tu t’es dirigé vers des études de musique classique…

La raison pour laquelle j’ai fait des études de classique, c’est que ma chorale de collège était en fait une chorale de chambre. Nous étions 16 et chantions des airs de Bach et d’autres grands compositeurs, c‘était magique. A l’âge de 13 et 18 ans, on est même venu en Europe pour faire des compétitions à Vienne.
Mes parents écoutaient beaucoup de musique classique, donc ça faisait partie de mon bagage culturel. J’ai commencé à étudier d’abord le piano classique, puis je suis rentrée dans cette chorale. A ce moment-là, ma passion pour la musique se partageait entre la soul de Detroit – que j’écoutais avec mes amis – et les cours de classique que je pratiquais 4 jours par semaine. La transition s’est faite naturellement… Pour être exacte, ce n’était pas tout à fait une transition, mais une extension. Ces racines classiques m’on beaucoup aidée par la suite, pour l’album. J’y ai écrit tous les arrangements de cordes, j’ai étudié durant deux ans avec Padma Newsome qui joue avec les Clogs. Il enseignait à l’université de Yale dans le Connecticut et je prenais le train chaque semaine pendant plusieurs heures pour suivre ses cours.

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J’ai lu que ton père était évangéliste. Est-ce que la religion a un impact spirituel dans ta musique ?

Je pense que c’est intéressant, car bien que mon père jouait de l’accordéon et ma mère était pianiste/organiste – mes grands-parents jouent aussi de la guitare et chantent -, aussi étonnant que cela puisse paraître, mon père était très ouvert en ce qui concerne la musique. On en écoutait tout le temps à la maison. Le premier disque que mon père a ramené à la maison était Thriller de Michael Jackson et un single de Joan Jett. Alors, pour la fille d’un prédicateur, c’est tout de même bizarre comme situation ! (rires) Mon père joue d’ailleurs de l’accordéon sur une chanson de l’album. Mon oncle, qui joue de la trompette, participe aussi sur un titre.

Pour en revenir à mes influences spirituelles, je pense que mes parents aimaient tout simplement la musique et ils m’y exposaient autant qu’ils le pouvaient. Ils n’ont pas instauré de frontières. Et je leur en suis reconnaissante. Mais ce n’est pas la réponse à ta question ! En terme de spiritualité, je pense que je ressasse certaines questions universelles. Je pense que les choses auxquelles je pense sur ce disque et que j’essaie de faire passer sont plutôt centrées sur mes relations par rapport aux gens. Quelles connections humaines et quel degré d’intimité j’entretiens avec eux. Je pense que l’autre thème qui se reflète sur ce disque, c’est « Quel sens y a-t-il à être vivant puis mourir ? ». Sommes-nous toujours connectés avec les gens qui meurent… Est-ce que tu vois où je veux en venir ?

Oui, tu te poses juste des questions universelles…

Oui… J’ai mis en scène mon expérience de la séparation avec les gens que j’aime et mon expérience de la mort. Des interrogations du style : qu’est-ce qui se passe après l’enveloppe physique. Il y a quelques introspections de ce genre sur le disque…

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Le nom de ton groupe était auparavant AwRY, pourquoi l’avoir changé ?

Je travaillais avec un guitariste que j’avais rencontré à l’université. Il a déménagé à New York durant trois ans et on a fait deux disques ensemble. Pour différentes raisons il devait quitter New York… (ndlr : elle est soudainement intriguée par des buissons qui bougent face à nous) Qu’est-ce qui se passe derrière ce buisson ? On dirait un oiseau ou un rongeur, ça s’active ! C’est le jardinier du cimetière (rires). Pour en revenir à mon histoire, une fois qu’il est parti, j’étais vraiment dégoûtée des guitares, et c’est pourquoi j’ai arrêté d’étudier les arrangements de cordes. J’ai commencé alors à répéter avec ce quatuor à cordes, quelque chose de nouveau s’est créé, une nouvelle sorte de concept. J’ai pensé donc que j’avais besoin d’une nouvelle identité pour cette musique. Voilà pourquoi j’ai changé de nom.

Comment considères-tu My Brightest Diamond ? En tant que groupe ou projet solo ?

Je pense que c’est mieux décrit en temps que projet. J’ai joué avec les mêmes musiciens pendant deux ans et demi et je connaissais Antony (ndlr : chanteur/compositeur chez Secretly Canadian au sein d’Antony & The Johnsons). Je savais qu’Antony cherchait un guitariste et je lui ai suggéré d’écouter notre violoniste Rob Moose, car il joue aussi de la guitare. Il tourne d’ailleurs en ce moment avec lui. Rob accompagne également Sufjan, c’est pourquoi nous partons tous ensemble en tournée à l’automne aux Etats-Unis. Où en étais-je ? Ah oui ! Le batteur qui joue sur l’album est le même que sur mon premier et second album. Mais c’est un musicien de studio, il voyage beaucoup. Je suis dans une situation où j’attrape tous ces « papillons » pour passer deux semaines en studio en leur compagnie, puis ils s’envolent à nouveau. Ils reviennent vers moi lorsqu’il est temps d’enregistrer un nouvel album.

L’album a pris un an pour être terminé, un délai plutôt long.

Oui, c’est à cause du facteur « papillon ». J’ai enregistré les batteries en octobre, puis j’ai tourné avec Sufjan, et nous avons repris les sessions au cours de l’hiver, mais tout le monde était en train de tourner… les vocaux ainsi que la basse ont été enregistrés en mai à Los Angeles, puis les cordes à Brooklyn au mois de juin. Enfin le mixage a duré 6 mois. Andrew Scheps, qui devait mixer le disque, travaillait aussi avec les Red Hot Chili Peppers. Evidemment, mon projet est passé en seconde priorité (rires). Rien ne se finissait dans les temps… Dans les faits, nous sommes restés en studio pendant deux semaines.

Ce n’était pas un peu frustrant ?

Ça l’était, mais j’étais tellement occupée. Finalement, le timing s’est avéré se dérouler dans le bons sens. Le temps sur lequel je comptais vraiment fut finalement respecté.

Cette année fut donc très tumultueuse.

Je suis très fière de ce disque et très excitée à l’idée de pouvoir le défendre sur Asthmatic Kitty Records. C’est la première fois que j’ai une équipe derrière moi, car j’ai sorti mes trois précédents albums par moi-même. C’est une différence majeure lorsqu’un groupe de personnes dévouées te soutient.

Tu as un autre album sur le feu, A Thousand Shark’s Teeth. Peux-tu nous en parler ?

Mon objectif au départ était de combiner des éléments émotionnels de la musique classique avec des éléments dynamiques du rock. J’ai entrepris d’abord de retirer la guitare en tant qu’instrument de fondation et plutôt me concentrer sur la relation entre les cordes et la batterie. Et puis alors que je développais ce projet, deux évènements se sont révélés : l’utilisation de la batterie recèle deux niveaux de dynamiques différents, en termes de puissance, qui en limitent ses possibilités avec les cordes. Sur certains morceaux, les arrangements de cordes prennent le dessus. C’est assez suggestif, allusif.

Restes-tu dans un format chanson ou est-ce instrumental ?

Ce sont bien des chansons, mais davantage orientées vers le cabaret. Ce n’est pas du tout indie rock. Je dirais peut-être irréel aussi.

Peux-tu me raconter les circonstances de ta rencontre avec Sufjan Stevens ?

Nous avons un ami en commun qui s’appelle Sage. Sage ne cessait de nous raconter à l’un et à l’autre « il faut que vous vous rencontriez ! ». C’était il y a quatre ans. Sage s’occupait de monter The Medicine Show. C’est un spectacle avec des comédiens, des poètes… On s’est finalement rencontré sur scène où chacun jouait une partie du spectacle. On est vite devenu amis par le biais de nos discussions sur la musique.

Peux-tu enfin me donner tes cinq albums favoris ?

Grace, Jeff Buckley : définitivement une grande influence.
Live in Concert with Nina Simone, il y a là-dedans des classiques intemporels tels que “Feeling Goog” et “Ne me quitte pas”.

Jeff Buckley chantait aussi du Edith Piaf…

Oui, j’ai chanté hier soir ma version de « L’hymne à l’amour… ». Ensuite, Radiohead, mais quel album ? c’est le problème … Actuellement j’aime la dernière période, Kid A. Et Purple Rain de Prince.
Et bien, quel genre n’est pas représenté dans ma liste ? Rajoutons Vespertine de Bjork.
Ces disques sont probablement mon top 5. Je ne cite pas de musique classique, car pour cet album, cette sélection est plus représentative.

-Lire également la chronique de My Brightest Diamond – Bring Me The Workhorse