Avec deux albums salués unanimement par la critique, Rocé a imposé un son sans fioritures ainsi qu’une écriture farouche et tranchante qui ont repoussé les limites du rap hexagonal. Né à Alger, d’une mère algérienne et musulmane et d’un père argentin, un juif d’origine russe, Rocé décolle les étiquettes pour mieux les déchirer, en mélanger les morceaux et composer une musique à son image : à la fois unique et multiple.
Une personnalité iconoclaste et exigeante qui nous a donné envie d’en savoir un peu plus, via le net, sur les fondements et les manifestations d’une identité musicale parmi les plus passionnantes du moment.
Pinkushion : Quatre années ce sont presque écoulées entre la sortie de Top Départ et celle de Identité En Crescendo. Comment as-tu vécu cette période, que l’on dit parfois délicate ?
Rocé : Ce sont quatre années pendant lesquelles je me suis retiré. J’ai écouté beaucoup de musique, j’ai lu énormément, jusqu’à ce que vienne la frustration de ne rien dire, de recevoir des infos mais de ne pas en donner.
Pendant cette période de gestation artistique, qu’est-ce qui peut motiver ton écriture ou constituer un point de départ pour composer un morceau ?
Il n’y a pas deux morceaux qui naissent de la même manière. L’inspiration peut venir de l’actualité, d’un morceau que j’aime ou même d’un morceau que je n’aime pas, d’un livre ou d’un article, bref de la vie. Le plus important ne se trouve pas dans l’idée du morceau mais dans sa construction. J’essaie de développer le thème au maximum, de lui presser tout son jus.
Ce nouvel album s’avère assez différent du premier, as-tu eu d’emblée une idée très précise de ce que tu voulais, ou ne voulais plus ?
Je voulais faire un disque ambitieux, j’ai toujours été en guerre contre le conformisme et je n’aime pas m’asseoir sur mes acquis. J’ai été secoué par différents styles musicaux et j’ai eu envie de secouer l’auditeur à mon tour. L’idée de Identité En Crescendo s’est précisée par la suite.
On a le sentiment qu’il y a tout un travail de rumination, de recherche du mot le plus juste. Ecris-tu de manière très spontanée ou, au contraire, as-tu besoin de revenir sans cesse sur le métier ?
J’ai besoin de revenir sans cesse sur le texte, mais je prends garde à ne pas refuser la spontanéité quand elle s’invite.
Tes textes sont peu descriptifs, tu ne racontes pas vraiment d’histoires, l’actualité est abordée de manière oblique et tu sembles fuir une vision trop « sociale » des choses. En somme, tu défends des idées avant de défendre des causes. Es-tu d’accord pour dire que tes morceaux sont de l’ordre d’une pensée en action ?
Disons que là où il y a « urgence » je ralentis et je cherche plutôt à me poser et à décortiquer le problème. Car l’urgence est un business et les artistes aiment s’en servir. Moi je n’irai pas crier dans mes textes qu’il faut aller voter car il y a « urgence ». Par contre, j’irai décortiquer cette société dans laquelle les citoyens n’arrivent pas à se reconnaître chez leurs représentants politiques. On ne vote plus pour celui qui se rapproche de nos idées, mais seulement pour le moins pire. Mon album vise le long terme, le long terme de l’analyse.
Cette « analyse » te fait tourner autour de la notion complexe d’Identité, d’une manière presque obsessionnelle.
L’identité est un point central dans l’album, mais il permet d’aborder aussi des thèmes comme l’amitié, la folie, la solitude, la foule, etc. Ca me permet aussi de déconstruire certaines idées reçues.
Certains de tes textes m’ont rappelé ces belles lignes de La Tache, le roman de Philip Roth : « Elle fait partie de la culture du bla-bla. De cette génération qui est fière de son manque de profondeur. Tout est dans la sincérité du numéro. Sincère, mais vide, totalement vide. C’est une sincérité qui part dans tous les sens, une sincérité pire que le mensonge, une innocence pire que la corruption. […] Ce langage extraordinaire qu’ils ont, tous, et on dirait qu’ils y croient, quand ils parlent de leur manque de valeur, alors qu’en disant ça ils estiment au contraire avoir droit à tout. »
Ça me fait penser à La Société du spectacle de Guy Debord.
Dans ton disque, tu dis des choses très fortes sur le rapport de l’individu à la communauté, en démontant en quelque sorte toutes les bonnes vieilles valeurs consensuelles de solidarité qu’elle peut sous-tendre. Tu défends au contraire la nécessité, à un moment donné, de s’en extraire pour exister seul face aux autres, sans les renier pour autant.
Nous vivons dans une société individualiste, et ça n’empêche pas à notre pays de traiter certains individus de manière très communautariste, de classer les gens en fonction de leur appartenance, de refuser de mettre au même niveau tous les individus. Et malheureusement, personne ne bouge, personne ne défend l’Autre. C’est ceux qui s’en prennent plein dans la gueule et qui subissent un traitement particulier qu’on accusera de communautaristes mais, à ce moment précis, je trouve normal qu’une organisation de défense se mette en place. Je ne reprocherai pas à quelqu’un de se défendre, si d’autres, qu’on a designé être différents, ne le font pas pour lui.
Quand je parle dans mes morceaux de se sentir libre, sans sa couleur de peau, sans ses origines, sans son sexe, d’être seul, etc., je parle d’un but à atteindre. Pour l’atteindre, il ne faut pas prendre de raccourci et cacher nos appartenances sous prétexte d’ « intégration ». Il faut le revendiquer haut et fort, surtout dans un pays qui refuse de regarder son histoire en face.
Quel rôle joue dans l’écriture la philosophe Raqal le Requin ?
Raqal le Requin est la personne avec qui je pense et je crée mes morceaux. Elle a un rôle dans l’écriture mais aussi dans la direction artistique et dans l’avancée du projet. C’est un travail de longue haleine, elle est sur ce projet depuis le début, les quatre années de boulot.
Tes textes sont très élaborés et nécessitent une certaine attention. Ne crains-tu pas que l’on te reproche de faire un rap intello, d’être catalogué comme un musicien cérébral et, finalement, de prêcher les convertis au lieu de toucher et faire réagir les auditeurs qui écoutent habituellement ce type de musique ?
Je suis très heureux et même un peu surpris qu’il y ait une grande mixité sociale dans mes concerts et chez mes auditeurs. Je ne voulais pas me couper du rap, mais pour moi le rap ce n’est pas que Skyrock, c’est aussi le premier album de NTM, avec de longues phrases pleines de mots compliqués, et ça n’empêchait pas les ados de connaître les paroles par coeur. Etait présent aussi un public de gens qui avaient la cinquantaine. Je retrouve tout ça, aujourd’hui, chez mes auditeurs. C’est du rap et c’est avant tout de la musique. Je serais incapable de définir le public de Nina Simone, d’Archie Shepp ou de Public Enemy. J’ai les mêmes ambitions.
Quel rapport entretiens-tu avec la popularité ? Penses-tu qu’elle pourrait être un obstacle à ta créativité ?
Oui elle peut toujours. Mais j’ai un bon bouclier qui sont mes années de boulot sans résultat. Ça fait 17 ans que je rappe. Après tout ce temps tu prends les choses différemment, tu as vu tout le monde, vraiment tout le monde, avoir ses 5 minutes de gloire. Alors tu sais que tu peux créer de la popularité, mais que ce n’est jamais la popularité qui te crée.
Le jazz, comme expression corporelle et comme esthétique, occupe une place importante dans Identité En Crescendo. De quand date ton intérêt pour cette musique ?
J’entends du jazz depuis très longtemps, notamment pour le sampler, mais j’écoute vraiment un genre comme le free jazz depuis seulement quelques années.
Comment en es-tu venu à travailler avec Archie Shepp ou Jacques Courcil ?
J’avais envie de rencontrer Archie Shepp depuis très longtemps déjà. Je trouve important qu’il y ait une transmission, et je suis content de participer à ça. Sans parler de la musique en elle-même, il m’a apporté beaucoup. C’est pareil pour Jacques Coursil.
A quel moment de la fabrication du disque sont-ils intervenus ?
Ils sont intervenus à la fin des prises, j’avais mes idées, ils ont ramené les leurs et ils ont rajouté ce côté spontané et improvisé qui rend le projet plus free.
As-tu toi-même improvisé au moment des sessions studio ?
Ce sont les musiciens qui ramènent l’improvisation. En plus d’Archie Shepp et de Jacques Coursil, il y a aussi Antoine Paganotti (le batteur de Magma) et Potzi (le guitariste de Paris Combo). J’avais besoin de ce côté joué, mais ce n’est pas à moi de l’amener. Moi, je fais ce que je sais faire de mieux, écrire et rapper, et je ne suis pas un fan de l’impro dans le rap. Je préfère l’impro avec les instruments de musique.
Qu’est-ce que ces musiciens t’ont apporté dans ta façon d’appréhender la musique ?
La part de feeling. C’est quelque chose que je ramène pour mes concerts mais pas vraiment pour le studio. Eux, ils en ont besoin partout et du coup ils sont « tout-terrain ». Dans le rap il y a un rythme binaire particulier dont les rappeurs se servent et construisent leurs rimes autour. Dans mon album, j’ai quelques morceaux qui ne suivent pas ce rythme binaire. Ce sont des morceaux sur lesquels je me suis un peu laissé aller et je n’étais pas sûr qu’on me comprendrait. C’est là où le feeling prend son importance. Les musiciens du projet peuvent capter à la première écoute le délire dans lequel je me lance.
Un groupe comme le collectif américain IsWhat ?! me semble assez proche de ton univers.
Je le connais de nom, mais je n’ai jamais écouté.
On retrouve au niveau de leur son des ambiances live plus accoustiques et intimistes qui évoquent parfois celles de ton disque. Que signifie pour toi ce retour à un hip-hop plus acoustique qu’électronique ?
Pour moi ce n’est pas une nécessité mais un plaisir. Je comprend que d’autres groupes préfèrent chercher dans l’électronique ce qu’ils aiment. J’apprécie des artistes comme Timbaland, par exemple, ou Neptunes. Et peut-être qu’un de ces jours, je me rapprocherais de leurs styles. Mais j’ai eu besoin d’écrire sur du free jazz, sur des albums de Sun Ra par exemple, qui lui aussi d’ailleurs était dans l’électronique à son époque. Le free jazz c’est aussi pour le coté politique que j’en ai eu besoin et envie. Et pour sa liberté, qui correspond à ma vision de liberté des identités.
Te sens-tu isolé dans le monde du rap ?
Je me sens isolé dans ce monde tout court. Le rap fait partie du consensus depuis qu’il s’est fait récupérer par les gros médias. Il transmet les mêmes clichés que ceux qui sont transmis par la société depuis des décennies : sexisme, racisme, etc… Mais j’ai toujours eu cette volonté d’évoluer à l’écart des meutes.
Comment envisages-tu à présent le passage à la scène ?
Sur scène, je joue avec un DJ et un contrebassite. Le DJ est DJ Sparo, le contrebassiste est Sil, bassiste d’Urban Dance Squad. J’aime ce qui est épuré, net et précis. A trois sur scène on est capable de ramener un groove, de le faire saturer, de faire évoluer les morceaux, tout en gardant une dynamique et une cohérence. Ca correspond à du punk, du slam, du rap et pleins d’autres choses. Pas encore à de la soul, mais on s’y met. L’interaction entre trois instruments, voix, basse et platines est déjà illimitée.
As-tu déjà une idée du prochain album ?
Non, je suis concentré sur la tournée, mais j’y penserais bientôt.
– Lire la chronique de Identité En Crescendo.
Rocé en concert :
11/10 LISIEUX – TANIT THÉÂTRE
13/10 SAINT-NAZAIRE – VIP
15/10 NANCY – NANCY JAZZ PULSATIONS
20/10 STE-CROIX-VOLVESTRE – ART’CADE
25/10 BORDEAUX – VIBRATIONS URBAINES
26/10 POITIERS – CONFORT MODERNE
28/10 MANTES – CAC GEORGES BRASSENS
03/11 MÂCON – CAVE À MUSIQUE
04/11 PARIS – TRABENDO
05/11 CLERMONT-FERRAND – COOP. DE MAI
09/11 ROUEN – HANGAR 23
11/11 SANNOIS – EMB
18/11 TRAPPES – MERISE
23/11 MARSEILLE – POSTE À GALÈNE
24/11 LYON – NINKASI KAO
25/11 MONTPELLIER – JAM
01/12 ANGERS – CHABADA
02/12 LAVAL (ENTRAMMES) – 6 PAR 4
07/12 ROUBAIX – HIP HOP DAYZ
09/12 CASTRES – BOLEGASON
15/12 RIS-ORANGIS – PLAN
16/12 AULNAY-SOUS-BOIS – CAP
19/12 STRASBOURG – LAITERIE
21/12 REIMS – CARTONNERIE