Le quatuor Califone poursuit imperturbablement son itinéraire hors des sentiers battus de l’americana et construit au fil de ses albums une oeuvre inclassable, entre sauvagerie contenue et modernité accomplie.


Au risque de faite bondir d’indignation les thuriféraires de Wilco, Califone nous semble avoir acquis au sein de l’americana dévoyé, et depuis quelques années déjà, un statut au moins aussi important que celui de la formation emmenée par Jeff Tweedy. Loin de nous, toutefois, la volonté de sous-estimer ici la grandeur de Wilco, groupe avec lequel Califone a parfois tourné aux Etats-Unis. Il s’agit plutôt, en préambule, de regretter l’indifférence qui entoure aujourd’hui un groupe aussi essentiel que peut l’être ce collectif de Chicago, comme en atteste de nouveau Roots & Crowns, le septième album de Califone réalisé en neuf ans d’activité.

Les choses sont ainsi. Alors que l’on peut consacrer deux pleines pages à The Kooks, un trio rock juvénile certes sympathique, taillé pour la gloire éphémère et qui a encore tout à prouver, on relègue dans un coin un groupe majeur dont on ne peut, à moins d’être sourd, nier raisonnablement qu’il ait déjà fait ses preuves. Cette logique économique implacable de l’offre et de la demande, qui tend moins à éveiller la curiosité (avec la prise de risque que cela suppose) qu’à conforter sournoisement le désir de lecteurs affiliés à une tendance en vogue, témoigne en fait de la difficulté actuelle de la presse musicale papier à assumer pleinement son rôle, autrefois fondamental et toujours nécessaire, de défricheuse. On nous rétorquera, probablement, qu’il vaut mieux se contenter d’une notule élogieuse que d’une absence totale de considération, un compromis toutefois difficile à avaler, dont on ne saurait se satisfaire. Surtout à l’écoute de Roots & Crowns, l’album le plus abordable et sophistiqué de Califone (mais aussi le moins original), qui atteste s’il le fallait que ce groupe atypique développe un style musical fondamentalement ancré dans la tradition folk sans ne rien céder à ses ambitions formelles.

A la tête de ce nouveau bateau ivre d’immensité, le capitaine Tim Rutili a composé treize morceaux porte-bonheur enivrants, capables de faire chavirer les âmes les plus coriaces. En puisant dans les racines encore boueuses de l’americana la source d’une inspiration portée vers un ailleurs encore inexploré, le songwriter a réussi une fois de plus la synthèse quasi parfaite entre rusticité et modernité. La tentation du retour aux sources, aux confins d’une virginité retrouvée, se double d’une constante fuite en avant, d’une quête de l’inédit qui ne confine jamais à l’exercice de style gratuit. Califone ne feint pas la modernité pour être au diapason d’une époque qui de toute façon va trop vite pour lui, mais il utilise au contraire les techniques d’échantillonage et les machines comme un précieux tremplin pour rebondir hors du temps et des frontières musicales d’un genre exploité sur son versant tantôt ténébreux, tantôt lumineux.

Il en va ainsi du rapport passionnant de l’électronique, greffée dans les compositions afin de ménager des zones troubles, et de l’acoustique qui vient contrebalancer les ambiances ombrageuses en apportant une tonalité plus éthérée. Tel débute d’ailleurs Roots & Crowns, sur des battements enlevés de tambours de Ben Massarella et Brian Deck (qui officie comme producteur/ingénieur du son et qui fut aussi, à l’instar de Rutili, un membre des Red Red Meat), bientôt rehaussés d’une guitare électrique saturée, de choeurs, d’instruments plus ou moins perceptibles (est-ce un piano et un banjo au son déformé que l’on perçoit au lointain ?) et de sonorités électroniques diffuses qui forment un ensemble sonore compact, à la fois extrêmement dense et aérien. La musique de Califone oscille entre l’organique et le synthétique, le viscéral et le cérébral, à ceci près que le mouvement se fait à présent dans une direction toujours ascendante et lumineuse (leurs premiers albums tendaient vers des ambiance moins apaisées). Contrairement à des groupes comme Animal Collective ou Akron/Family, qui élaborent leur fécond univers en gardant les pieds dans un chaos originel qu’ils transcendent grâce à une spontanéité d’exécution libératoire, Califone aspire à l’ordre et au repos en cherchant à s’extraire de l’emprise de l’abîme qui menace souvent de faire basculer leur musique vers des zones dépressives.

Roots & Crowns – titre on ne peut plus évocateur – prend ainsi racine dans l’informe (la plupart des morceaux débutent avec des bruits parasites et indistincts) pour ensuite s’élever vers la clarté des cieux. Il est l’album du repos des guerriers, de la trêve salutaire, celui du temps de la réflexion qui fait suite à une longue lutte sans merci avec les éléments/instruments (dont Heron King Blues était peut-être le dernier épisode). Toujours capable de débordements soniques proches de la transe (l’halluciné “A Chinese Actor” soutenu par les rafales de riffs de guitare de Jim Becker et des distorsions intermittentes ascensionnelles), le groupe peut aussi à présent délivrer des perles folk élégiaques. Des bijoux mélodiques raffinés comme “Spider’s House” et ses étonnants cuivres pop qui tissent à travers une mosaïque sonore contrastée une toile impressionniste ou, encore, la balade “Sunday Noises” que la voix posée et sereine de Tim Rutili rend particulièrement poignante. Des morceaux à la beauté naturelle et fragile, immédiatement fascinante.

Parce que Califone utilise comme rarement auparavant les armes de la séduction, Roots & Crowns n’est pas un album dont on se défait facilement. Peu importe que l’on ne comprenne pas immédiatement toutes les subtilités de ce monde poétique, parfois surréaliste, on l’écoute, le laisse prendre forme, se dénouer, nous enrouler dans ses noeuds qui tissent avec notre propre vécu des liens indicibles. En grand héritier de la musique américaine, Califone reprend le flambeau populaire de ses aînés avec un souci de mémoire délesté de tout passéisme. Comme chez le grand aventurier Howe Gelb, le collage un peu fou d’époques, d’instruments, de sons, de matières et d’artifices assumés réactive un désir non canalisé de grands espaces, cristalise la soif de pionniers-musiciens pour qui la plus belle des découvertes restera, finalement, toujours celle à venir.

– Le site de Califone.

– La page Myspace de Califone.