Après trente-sept ans de silence discographique, le guitariste Peter Walker renaît intact de ses cendres en compagnie de disciples prestigieux de la douze-cordes. Une célébration exceptionnelle et renversante.


Lorsqu’on interroge Ben Chasny – le leader charismatique de Six Organs Of Admittance et l’éminent membre des Comets On Fire – afin de connaître les musiciens qui ont le plus influencé son jeu de guitare et lui donnent actuellement encore envie de faire de la musique, celui-ci répond sans hésiter : John Fahey, Robbie Basho et Peter Walker. Si ces dernières années les deux premiers guitaristes ont été tirés de l’oubli qui menaçait de les engloutir à jamais, grâce notamment à Devendra Banhart et Jack Rose qui ne jurent que par eux à longueur d’interviews, le troisième n’avait pas encore eu ce privilège, alors qu’il est paradoxalement le seul encore vivant. Ce manquement est désormais comblé, sous la houlette de l’excellent label Tompkins Square et du producteur Josh Rosenthal, avec cet album intitulé A Raga For Peter Walker réunissant autour du maître de la douze-cordes en acier une pléiade de six guitaristes (Jack Rose, James Blackshaw, Greg Davis, Thurston Moore, Shawn David McMillen et Steffen Basho-Junghans) qui sont autant d’admirateurs avérés de son oeuvre.

Mais qui est donc ce Peter Walker ? Né en 1937 à Boston, dans une famille de musiciens (son père était guitariste et sa mère pianiste classique) dont l’influence certaine lui permit de développer une fibre musicale en rapport avec sa personnalité de doux rêveur, Peter Walker s’est initié dès son plus jeune âge à la guitare, abandonnant progressivement celle électrique afin de se consacrer à l’acoustique, plus adaptée selon lui pour jouer pleinement de la résonance et des nuances de chaque corde. Affilié dans les années 60 à la scène folk du Greenwich Village, proche de Joan Baez, Karen Dalton, Sandy Bull, Tim Hardin et Fred Neil, il a sorti sous son nom seulement deux disques d' »American folk-raga » (évidemment cultes et uniquement trouvables sur le net en format LP), Rainy Day Raga en 1967 et Second Poem to Karmela, or Gypsies Are Important en 1969, parus chez Vanguard. Fortement inspiré par la musique indienne et le flamenco, le guitariste a trouvé et affiné son style aux côtés de Ravi Shankar et Ali Akbar Khan (on connaît pires professeurs) qui, outre les rudiments du raga, lui ont insufflé une sagesse infinie perceptible dans la moindre des intonations délivrées par son instrument.

Au-delà d’une virtuosité qui d’emblée ne pouvait faire que l’unanimité, la musique de Peter Walker a conservé une aura mystique, une grandeur pétrie d’humilité qui lui confère une présence instantanée, un pouvoir de fascination immédiat, quasi sacré. Aujourd’hui encore, à l’écoute émue de ses albums, on imagine les doigts du musicien qui glissent rapidement sur sa guitare labyrinthique, délivrent des notes qui concentrent et dissipent l’espace sonore, abandonnent ce que leur expérience comporte de règles pour ne plus laisser entendre qu’une évidence, celle d’un homme solitaire devenu tout entier musique. Sa guitare s’exprime sans ambages, chante des poèmes d’une rigoureuse pureté qui vont jusqu’à résonner dans notre âme (but ultime du musicien dont les recherches sonores et perceptives visent un effet physiologique sur l’auditeur, lequel fut d’ailleurs exploité par le docteur/gourou Timothy Leary lors de ses célébrations mystiques sous LSD). Peter Walker ne joue pas de la guitare, c’est plutôt sa guitare qui joue de lui, égrène ses sentiments et sensations pas à pas sans les dilapider dans un excès de pathos ou une technique ostentatoire. Comme chez les plus grands jazzmen, la technique et la volonté de perfection n’ont d’intérêt pour Walker que si elles lui permettent de se dépasser et de contourner sa personne de simple mortel pour atteindre une profondeur inexplorée, un terrain d’écoute et d’entente avec soi-même.

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Sur A Raga For Peter Walker on retrouve ce guitariste spirituel comme si on l’avait quitté hier, voire ce matin. Il ouvre et referme ce disque avec quatre morceaux inédits qui témoignent que les années n’ont pas eu d’emprise sur son art. Tendu vers l’essentiel – des notes toujours des notes -, Peter Walker s’est improvisé une vie qui tient sur douze cordes, une vie obstinée dans le travail et l’abnégation pour vaincre les affres de la création. Une quête individuelle d’absolu, en somme, qui inspire une profonde quiétude et un calme serein. “Day At The Fair”, “Hot Fusion”, “Celebration” sont ainsi trois morceaux relativement courts mais intenses qui désignent par leur formulation cette sorte de communion avec l’instrument d’où ressort un langage lavé de tout arpège inutile. Se devine à leur écoute un grand art du toucher (les doigts, les mains se combinent en une gestuelle sonore qui va du délicat frottement au picking), dont la puissance et la force gracieuse font surgir une émotion palpable et un sentiment de plénitude. Ce sentiment est renforcé sur ces morceaux par la présence discrète d’un percussionniste, Thomas Brunjes, qui rajoute un supplément dynamique aux modulations rythmiques de Walker. Moins emporté, le superbe “Jaleo Para Angela” laisse percevoir quant à lui plus nettement une influence flamenca, accorde une place importante au silence, à un épanouissement mélodique manifeste et un phrasé relâché s’autorisant des intervalles plus conséquents entre les notes.

De ce face-à-face avec le maître, les élèves tirent remarquablement leur épingle du jeu. Refusant un mimétisme paresseux, ils se proposent plutôt d’apporter un prolongement personnel et cohérent à l’oeuvre de Peter Walker. Sur la base esthétique du raga, chacun développe une expression dans la droite lignée de ses propres travaux antérieurs. Le morceau live de James Blackshaw (“Spiralling Skeleton Memorial”) est de ce point de vue un chef-d’oeuvre hypnotique où le guitariste fait pleurer son instrument comme Mal Waldron faisait autrefois pleurer son piano jusqu’à une acmé libératoire bouleversante. Greg Davis préfère de son côté, avec “Trully We Dwell in Happiness”, faire fusionner le son de sa guitare avec des voix mystérieuses, un gong et les bruits de la nature (piaillements d’oiseaux, gouttes de pluie), tout un univers sonore expressif qui souligne intelligemment la dimension panthéiste de la musique de Walker. Jack Rose enchaîne avec une nouvelle version live de “Cathedral et Chartres” (présent dans sa version studio sur l’album Kensington Blues paru l’année dernière), un morceau méditatif qui confirme qu’il est bien un des guitaristes majeurs de sa génération mais, aussi, un des rares à libérer une sensibilité au plus profond des notes auxquelles il donne la forme la plus unique qui soit. Cette irruption d’une individualité, se déversant sans effort ni retenue, est aussi au coeur de la démarche de Walker.

Thurston Moore radicalise ensuite, à partir d’un motif répétitif exécuté à la guitare électrique selon une vitesse constante, les principes de la musique carnatique : “Dirt Raga” est un morceau plus âpre, dont la texture sonore volontairement « salie » laisse entendre, par un jeu d’écho et de filiation, l’aspect le plus viscéral et habité de la musique de Walker. Pour finir, Shawn David McMillen et le vétéran Steffen Basho-Junghans explorent avec “Black Drink” et “Blue Mountain Raga” les variations de tempo du raga, alternent phases ascendantes et descendantes comme si l’espace ne cessait de s’ouvrir et de se refermer au son de leur guitare. Cette musique particulièrement prenante, qui s’échappe comme une succession d’ondulations et de tensions de leur instrument respectif, tend à façonner un paysage sonore dont l’étendue abolit le temps et se projette chez l’auditeur afin de le transporter. Une expérience qui n’est jamais très loin de celle vécue à l’écoute des ragas de Peter Walker. Son ombre de musicien plane sur ce disque comme une figure tutélaire bienveillante qui, si elle ne nous offre ici que quatre nouveaux morceaux, devrait bientôt nous ravir davantage avec un album de flamenco (Eco de Mi Alma) dont on guettera les mois prochains, forcément avec impatience, la sortie.

– Le site de Tompkins Square.

– A écouter : “Hot Fusion”.