Let Me Go Let Me Go Let Me Go. Jason Molina a choisi un titre incantatoire pour cet essai en solo, affichant un minimalisme rarement atteint par le songwriter. Neuf litanies au charme grinçant, plombées par les humeurs maussades du chanteur.
A Pinkushion, on se joue parfois de la chronologie, en choisissant de différer la chronique d’un album sorti il y a quelques mois – sans doute à cause du fameux «syndrôme-de-la-pile-de-CDs-babylonienne». Si vous ne connaissez pas cette affection qui touche ponctuellement le chroniqueur de musique, petite séance de rattrapage avec Let Me Go Let Me Go Let Me Go de Jason Molina sur lequel je me penche aujourd’hui, sorti pourtant avant le Fading Trails chroniqué en octobre dernier.
A vrai dire, je pourrais tout aussi bien me cacher derrière le prétexte – presque crédible – de la discographie foisonnante de Jason Molina. Car celui-ci a eu, cette année 2006, une actualité des plus chargées. Cette opulence discographique est en partie due au fait que Jason Molina aime, comme Will Oldham à qui il est régulièrement comparé – brouiller les pistes en multipliant les identités. Après Songs : Ohia créé en 1996, nébuleuse lo-fi à géométrie variable, et Magnolia Electric Co depuis l’album éponyme sorti en 2003, c’est aussi sous son véritable patronyme que Jason Molina compose. Sans que ce dernier exclut définitivement les autres : en témoigne la sortie rapprochée de Let Me Go Let Me Go Let Me Go et Fading Trails. Ce dernier distillait avec justesse des compositions émouvantes où se mêlaient rigueur acoustique et spleen magnifié. Let Me Go… reprend – ou plutôt annonce ! – la même formule, en la radicalisant un peu plus. « Less is more», slogan adopté par les peintres minimalistes américains des années 60, pourrait tout à fait lui convenir, tant il semble s’évertuer à réduire volontairement les moyens mis à sa disposition. Désormais, point d’orchestrations variées, ni de collaborateurs nombreux : Jason Molina se met à nu comme jamais, s’en référant à sa seule guitare sèche, parfois accompagnée d’un piano aux accents funèbres (“It’s Easier Now”, “It Costs You Nothing”). De ce fait, il s’aventure sur un terrain dangeureux et déjà largement arpenté, car le minimalisme musical rime parfois avec disette émotionnelle. A trop vouloir réduire, on risque de saborder ce fragile équilibre qui irradie certaines musiques d’une aura affective.
Mais ce serait mal connaître les talents de Jason Molina, passé maître dans l’art de la retenue. Il aborde en effet ses compositions d’une manière biaise, en magnifiant les silences et en comblant les manques par une présence vocale unique. Dès “It’s Easier Now”, on retrouve ce timbre légèrement éraillé, amplifié par un effet d’écho, comme si Jason Molina chantait dans un temple abandonné. La répétition des accords au piano rythme une progression vocale qui procure des frissons. “Everything Should Try Again” possède une facture plus acoustique, sobrement accompagnée de quelques accords de guitare. La similitude avec Will Oldham en est troublante, reprenant jusqu’aux accents nasillards ou étranglés du compositeur de Louisville. L’acolyte/mentor/rival – ce troisième point est plus incertain – de Jason Molina exerce sur ce dernier une fascination évidente, tout comme le pape du songwriting qu’est Neil Young (“Alone With The Owl”, “It Must Be Raining There Forever”). Mode mineur, architecture rythmique à peine suggérée – comme sur “Get Out Get Out Get Out” ou “It Costs You Nothing” – histoires de grisaille (deux titres renvoient à la pluie, sans doute un clin d’oeil à Didn’t It Rain de Songs: Ohia) : l’humeur de cet album solo est des plus maussades. Seule la chanson éponyme qui clôt l’album semble contenir une tension palpable, à travers les lamentations d’une guitare soudain électrisée. Ce titre de plus de six minutes opère selon une véritable progression dramatique, ciselée par les saturations ponctuelles de la guitare.
Si Let Me Go… n’ajoute rien de vraiment nouveau sous les tropiques de Jason Molina, notons tout de même la prouesse, une fois de plus renouvelée, qui consiste à transfigurer le desespoir le plus pesant en compositions émouvantes.
– Le site de Secretely Canadian