Avec un troisième album gracieux et poétique, Marissa Nadler gravit au bras de Greg Weeks une nouvelle marche dans l’univers nimbé du songwriting atemporel.


Parmi les chanteuses apparentées à la scène acid-folk qui a émergé ces dernières années, Marissa Nadler est à la fois la plus obscure et la moins imprévisible. Tout commença il y a trois ans, avec une photo en noir et blanc (Ballads of Living and Dying), prise dans une forêt, un jour d’hiver. La chevelure des arbres absente, le ciel infiniment clair, le chemin droit qui s’enfonce dans l’éternité et, au milieu de ce paysage de cendres, cette présence sombre, ce bout de femme revêtue d’une longue robe de deuil, les bras légèrement écartés, la tête basse. Tout le poids du monde semblait s’être abattu sur ses frêles épaules. A coup sûr, Marissa Nadler venait d’un autre temps, d’un autre pays (l’Ecosse moyenâgeuse) et, tel un spectre qui aurait franchi le seuil de notre époque, elle nous serait apparue pour nous rappeler froidement notre condition de simples mortels. Nouvelle égérie gothique, capable de mettre en musique de manière divine des textes d’Edgar Allen Poe et de Pablo Neruda, Marissa Nadler s’est depuis avancée vers nous sans se détourner de ce chemin bordé de feuilles mortes, qu’elle a elle-même pris soin de déposer à ses pieds tout le long de son fascinant parcours. Au point de nous faire perdre de vue l’essentiel : ses chansons.

Il nous faut oublier quelques instants la forêt (de signes), la silhouette ombrée, le chemin déjà frayé. Ecouter, et se taire. Taire la rumeur alentour pour écouter les battements originels. Arracher la robe, passer nos mains dans ces longs cheveux, caresser cette peau diaphane. Il nous faut déshabiller Marissa Nadler, lui retirer ses oripeaux médiévaux pour l’entendre, enfin. Ouvrir la porte de son imaginaire fertile en mythologies et contes, puis s’y engouffrer sans peur de trouver caché dans un recoin quelque figure morbide ou chagrin peu avouable. Etre au plus près de ce chant magique, envoûtant, éthéré, qui emplit tout l’espace et s’accommode on ne peut plus naturellement d’effets de réverbération sonore. Se laisser porter par sa douze cordes, cette douce amie, cette confidente apaisée qui fait serpenter la mélodie entre des notes égrenées du bout des doigts, comme autant de promesses toujours tenues.

Et découvir que derrière le pathos, la perte et le regret dont s’entoure comme d’un linceul chaque chanson, réside cette part de grâce, cette mélancolie radieuse, cette beauté presque surnaturelle qui communiquent à l’ensemble une force de vie stupéfiante. Chancelantes, parsemées de présences sonores fantomatiques (on admirera la production de Greg Weeks – le leader d’Espers – qui dissémine ici et là des nuances instrumentales exquises et donne une ampleur nouvelle à des compositions précédemment plus dépouillées), parfois un peu affectées, les chansons de Marissa Nadler nous parlent du fond de leur noirceur, moins pour nous faire pleurer que pour nous donner le sentiment d’exister. Sur le velours qui les recouvre glisse un semblant de bonheur, précieux parce que fragile, le bonheur d’être au monde, malgré tout.

Lorsqu’elle reprend Leonard Cohen avec “Famous Blue Raincoat”, une chanson magnifique de 1971 qui semble pourtant avoir été écrite rien que pour elle, Marissa Nadler se rapproprie sans infidélité l’univers du grand songwriter pour en entretenir l’aura. Les résonances certaines avec son propre vécu ne peuvent être ignorées, mais ce qui émeut le plus demeure cette assomption poétique que la musicienne s’autorise lorsqu’elle suspend son chant entre le désir et la peur d’être condamnée à vivre. Chanter le texte d’un autre, plonger dans sa noirceur pour mieux en faire perdurer le pouvoir médusant, voilà son affaire, son besoin impérieux. Prenant le risque de tomber, elle finit par vaincre ses démons et faire advenir une intime sensibilité. Dans la nuit, on perd la mesure des choses et se rapproche de soi-même, de l’essentiel qui nous fait tenir debout. On pourrait gloser sur les multiples qualités de Songs III : Bird On The Water, en révéler les moindres secrets, peut-être même en discuter l’inspiration dépressive trop systématique. Mais, ce serait passer sous silence la vraie beauté qui l’habite : l’émotion à l’état pur, celle de se découvrir vivant, et devant laquelle les mots, inlassablement, chutent à vouloir trop en dire.

– Le site de Marissa Nadler.

– La page Myspace de Marissa Nadler.