Prefab Sprout est peut-être le plus beau secret des années 80. On pourrait s’épancher des heures aussi sur le Monochrome Set ou les Television Personalities. Mais en matière de pop, Prefab Sprout est bien ce qui a été produit de plus neuf et de plus élégant durant cette période charnière. Il convient aujourd’hui de rendre hommage à un groupe qui, au détour de quelques magnifiques albums, a porté la pop jusqu’à des hauteurs insoupçonnées.
Certes, il y a bien eu avant les Beach Boys ou les Zombies. La pop s’était déjà transcendée dans les symphonies adolescentes de Brian Wilson ou dans les chansons de Rod Argent chantées par la voix si belle de Colin Blunstone, mais il faut savoir gré à Prefab Sprout de l’avoir emmenée vers d’autres horizons, d’en avoir élargi les perspectives, en la nourrisant d’influcences aussi diverses que celles D’Antonio Carlos Jobim, ou de Steely Dan, en passant par Ravel ou le jazz.
A vrai dire, j’ai découvert Prefab Sprout grâce à la notice qui lui est consacré dans le Dictionnaire du rock de Michka Assayas. Je tremble en écrivant ces quelques lignes, car je sais que je ne pourrais jamais rendre hommage plus magnifique que celui que Philippe Auclair leur a rendu dans cette notice. Je me fais à mon tour l’humble passeur de cet amour qu’il a fait naître en moi, en espérant qu’il s’en trouvera pour m’écouter, et pour en découvrir encore les trésors inépuisables. Mon rôle de passeur se fait d’autant plus important, que le temps, à l’heure où Philippe Auclair rédigeait sa notice, n’avait pas su lui donner une conclusion satisfaisante : le dernier album Andromeda Heights, sorti en 1997 après sept ans de silence, déserté des harmonies de Wendy Smith, de l’âme et de la violence contenue qui conférait tant de prix aux albums antérieurs, se révélant, il faut bien l’avouer, de bien piètre qualité.
Heureusement après un autre album oubliable The Gunman and Other Stories, Paddy McAloon a surpris en composant un album sublime, entièrement orchestral, si ce n’est le temps du premier morceau long d’une vingtaine de minutes, où l’on entend une actrice réciter d’une voix blanche des fragments de poésie quotidienne que McAloon a recueillis à la radio, ou de l’automnal et bouleversant « Sleeping Rough ». I Trawl the Megahertz est un album qui se situe au carrefour de la musique contemporaine, du jazz et du trip-hop, à nul autre pareil, et qui me permet aujourd’hui d’ajouter un épilogue heureux à cette histoire, tout en espérant qu’il n’est que provisoire.
Swoon le premier album de Prefab Sprout est pour moi leur meilleur, même si beaucoup lui préfèrent son successeur Steve McQueen. Paddy McAloon rêvait de devenir T. S. Eliot, un poète, un authentique héros du Verbe, comme plus tard il dira dans une de ses chansons vouloir être le «Fred Astaire des mots». Cela s’entend dans ses paroles obscures et poétiques, dans ses mots qui dansent et qui tourbillonnent, qui font des claquettes et nous transportent, dans ses paroles d’une poésie vivace et flamboyante, d’une puissance d’évocation singulière, dans cet accord parfait entre le son et le sens. Une poésie qui est même accessible à celui qui ne comprend pas l’anglais par la seule grâce de sa musicalité. Certains ne manqueront pas de trouver les chansons qui composent Swoon inutilement alambiquées. Elles constituent néanmoins, pour l’auditeur patient, un monde passionnant, où il serait facile de se perdre, si l’évidence mélodique et la poésie des paroles ne revenaient sans cesse nous guider dans cet univers d’adolescent tiraillé entre l’enfance qu’il retient par la main, et l’âge adulte où il se retrouve projeté brutalement, avec ses frustrations et ses plaies béantes. Les chemins de traverse, les changements d’accords incessants ne sont rien d’autre que des expressions de cette recherche du calme et de la sérénité, qui s’accomplit dans quelques mélodies lumineuses, s’égarent à nouveau et s’enfuient en courant. Tout est génial dans cet album, les cris d’enfants sur « I Could’nt Bear to Be Special », les blessures de « Cruel », inoubliable ballade, véritable coeur du disque, qui le fait battre si fort dans ma poitrine. Ce sont les incertitudes qui minent et convulsent le disque qui en font tout le charme et la complexité. Je crois que l’on a oublié Swoon un peu plus que les albums suivants. C’est pourquoi il fallait se pencher un peu plus dessus. C’est aussi probablement l’album qui vieillira le mieux de toute leur oeuvre. C’est en tout cas celui qui a le mieux vieilli devrais-je dire, Thomas Dolby n’étant pas encore arrivé, les claviers bon marché et les guitares acoustiques n’ayant pas encore fait place à l’armada technologique qui se déploiera dans les albums qui suivront.
Steve McQueen se ressent beaucoup de l’arrivée de Thomas Dolby à la production. L’enregistrement possède malgré tout ce charme sonore des années 80 qui contribue finalement à rendre les morceaux intemporels. L’enrobage est acidulé et un peu lourd parfois, ce qui explique sans doute que beaucoup n’ont vu en Prefab Sprout que des bons faiseurs d’une pop sucrée et chichiteuse, sur la foi de quelques chansons peu représentatives d’une oeuvre où domine bien plus la bile et la mélancolie, que la fausse joie un peu louche de « King of Rock’n’roll », un de leurs tubes, un peu plus tard. Une mélancolie et un désepoir qui sont loin d’être affectés ou joués, non. Un vrai, un réel, un profond désespoir. Je me souviens m’être repassé en boucle « Goodbye Lucille #1 (Johnny Johnny) » en criant ma tristesse avec Paddy McAloon, à laquelle Wendy Smith opposait ses harmonies vocales si purement irréelles. Steve McQueen est un album amer et désespéré, vous l’aurez compris. Le titre « When Love Breaks Down » est d’une acuité transperçante sur la rupture amoureuse et « Desire As » d’une nostalgie poignante. On se souvient tous alors du temps de nos seize ans et on se rend compte que le leitmotiv qui traverse de part en part l’oeuvre de Paddy McAloon est celui du temps : le temps qui passe, qui fuit, et qu’on voudrait retenir désespérément, en vain. Remercions-le d’avoir su exprimer avec tact et délicatesse cette mélancolie, qui nous parle tant et qui s’accorde si bien à nos humeurs les plus tristes.
Viennent ensuite Protest Songs, album de chansons joliettes comme McAloon sait si bien les trousser, à réserver toutefois aux admirateurs les plus fervents de Prefab Sprout, puis From Langley Park to Memphis, un autre très bel album, même s’il ne renoue pas avec la magie des deux premiers. Prefab Sprout connaît alors quelques semblants de succès et il semble bien qu’à ce moment-là la seule prétention de McAloon soit d’écrire de jolies chansons pop, au détriment de l’âme peut-être. Mais, encore une fois, comment rester insensible à la délicate alchimie de la voix de McAloon et des harmonies de Wendy Smith ?
Néanmoins, la sortie de Skylarking d’XTC réveille l’ambition de McAloon. Jordan : The Comeback, toujours produit par Thomas Dolby, tente de retrouver la magie si particulière des débuts, pour le plus grand plaisir des fans de la première heure. C’est un disque inégal, ambitieux, un peu trop long, boursouflé parfois mais c’est ce qui le rend si sympathique peut-être. Il est le seul dont on peut dire que la production est aujourd’hui vraiment trop obsolète, sans doute parce qu’en dehors des scories eighties habituelles, elle est plus lourde qu’à l’accoutumée et qu’elle finit par étouffer les chansons. C’est une musique qui se dévore elle-même, de sa propre ambition. Et c’est parfois assez spécial à écouter, forcément décevant quand on pense aux miracles qu’aurait pu faire une production plus sobre. Il n’empêche qu’il reste par endroits des moments de beauté troublantes, de vraies fulgurances absolument superbes, comme « Wild Horses », le dyptique sur Jesse James ou « One of the Broken », une sorte de psaume adressé à Dieu.
Deux albums oubliables sortiront ensuite. On a alors presque perdu espoir que McAloon ravive un jour la flamme de son génie, avant qu’une perte momentannée de la vue ne lui inspire I Trawl the Megahertz, cet album dont j’ai déjà fait l’éloge et dont j’ajouterai qu’il est l’émouvant aboutissement de l’oeuvre musicale de McAloon. Il y a une mélancolie indicible dans cette musique, qui prend le temps de s’exprimer tout au long du premier morceau à travers les voix d’hommes et de femmes fantômes, entendues par McAloon dans l’obscurité de son aveuglement, invisibles, si lointaines et si proches à la fois, paroles universelles qui touchent au plus profond. Puis on entend McAloon chanter avec une tristesse indicible dans la voix : « I’m lost, yes I am lost./I’ll grow a long and silver beard » et son angoisse nous étreint profondément. Ensuite la musique se suffit à elle-même pour toucher à l' »Ineffable », à ce qui ne peut se dire, au spirituel. Et finalement elle apparaît comme le dernier refuge à la tristesse. Et ce chemin qu’accomplit Paddy McAloon vers la lumière est ce qu’il a fait de plus personnel et de plus profond. Enfin sûr du pouvoir salvateur de cette musique, réconforté dans le tissu chaleureux qu’elle crée autour de lui, il la laisse se résorber dans le crépuscule clair et serein d’une nuit d’automne. Quelle plus belle conclusion que ce dernier album, dont Philippe Auclair a justement dit sur son site qu’il deviendrait un «compagnon de vie», au même titre que Rock Bottom, qui a bercé son adolescence. Paddy McAloon a fini par retourner chez lui. Les années d’errance et de doutes se sont terminées.
« Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage ». Diable que c’est pompeux ! Mais qui m’empêchera de voir dans le parcours de Paddy McAloon une véritable odyssée pop d’un génie qui s’est perdu puis qui s’est retrouvé, que les sirènes de la gloire ont paru un temps détourner de son chemin, que les abîmes de l’incertitude ont semblé perdre à jamais, mais qui a su s’en détacher. Sa musique, alors, n’en devient que plus émouvante.
Récemment, un prolongement s’est profilé à l’horizon de cette discrète histoire : Thomas Dolby, sur son blog, a en effet parlé d’une réedition prochaine de Steve McQueen, remasterisée et accompagnée de versions acoustiques des chansons. Même si ma tendresse est infinie pour cet album, la perspective d’entendre enfin ces chansons dénudées de leurs arrangements parfois envahissants prend l’allure d’une joie inespérée.
Prefab Sprout n’a jamais fait de grandes vagues médiatiques, même au sommet de sa gloire, il y a bien longtemps de cela maintenant. Les années 80 ont eu leur lots de révolutions, Spirit of Eden de Talk Talk par exemple pour ne citer que le plus important, mais ils furent peut-être avec XTC et les oubliés du Monochrome Set les derniers tributaires importants de l’esprit sacré des sixties, qu’essaient de retrouver avec moins de génie des personnes comme Sondre Lerche ou Eric Matthews.
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