Emancipé de l’influence de Sparklehorse, Hotel Alexis trouve avec ce deuxième album à affirmer sans faillir un ton intime et un univers singulier recelant quelques beautés nocturnes fascinantes.


Entre le premier album d’Hotel Alexis – le prometteur The Shining Example Is Lying On The Floor – et ce second, deux années se sont écoulées pendant lesquelles Sidney Alexis Linder et son groupe ont peaufiné les contours incertains de leur univers musical et manifestement travaillé à lui donner une ampleur nouvelle. Ainsi, le folk rêveur sparklehorsien à travers lequel l’Amérique modeste se regardait comme dans un miroir parsemé d’ombres fuyantes et de fantômes rassurants s’est mué progressivement en une musique beaucoup plus complexe, une americana toujours aussi floue, mais dont l’aspect vaporeux est maintenant pleinement assumé et intégré à une esthétique qui oscille entre transparence et opacité. A bien regarder les pochettes des deux albums, on saisit d’ailleurs encore mieux à quel niveau – sensoriel – se situe l’évolution du groupe. Les yeux grands ouverts du personnage pensif dessiné sur l’opus inaugural se sont à présent refermés, maintenus clos sous un étrange bandage, et les oreilles autrefois camouflées et prisonnières sont aujourd’hui bien discernables, comme libérées. A l’image du graphisme de sa pochette, Goliath, I’m On Your Side plonge l’auditeur dans le noir, celui qui ne rend pas aveugle mais voyant, ou plutôt entendant.

Deux approches stylistiques se combinent en fait sur Goliath, I’m On Your Side : d’un côté une folk-pop mélancolique et maîtrisée, assez simple dans sa formulation acoustique (guitares, piano, voix chaudes ou chuchotées, handclaps), et de l’autre des échappées instrumentales atmosphériques, songeuses et hantées, au fort pouvoir psychédélique (bruits naturels, mellotron, vibraphones, drones, larsens de guitare électrique, nappes sonores hallucinatoires, échos de voix se superposent alors) qui placent Hotel Alexis dans la même mouvance qu’un groupe comme Skygreen Leopards. Deux orientations formant entre elles de mystérieux entrelacs de sonorités, une succession de propositions volontairement ouvertes, inachevées, qui situent cette musique sur le terrain d’une americana glissante, à la fois constamment identifiable et fuyante, immédiatement séduisante et pourtant toujours décalée. Cet humble art du décalage et de l’impermanence des choses fait advenir un univers musical indéterminé et trompeur, comme une sorte de sable mouvant auditif dans lequel, sans y prendre garde, on s’enfoncerait au risque d’y perdre pied et dans lequel, une fois engloutis, on entendrait différemment ce que l’on croyait trop bien connaître.

“Hummingbird/Indian Dog” est ainsi un surprenant morceau hypnotique, que l’on devine en grande partie improvisé, et qui s’étend sur dix-neuf minutes à la manière d’une incantation peuplée de présences inquiétantes (guitares bourdonnantes, percussions répétitives, voix fantomatiques, aboiements de chien, pedal steel stridente) ou rassurantes (couches de sons enveloppants superposées, dont on perçoit le bruit berçant des vagues, doux chants mêlés à l’unisson, bourdonnement viscéral). Inclure un tel morceau aux deux tiers d’un album qui en compte treize autres au format, disons, plus convenu (excepté les huit minutes de “Oh, The Loneliness”, titre presque ambient qui, d’une certaine manière, prolonge celui-là), n’est pas une vaine audace mais découle bien d’un cheminement intérieur dont le point culminant n’est autre que cette lente incursion, cette plongée dans les méandres d’un espace obscur où le monde, mis à distance, semble soudain perçu à travers des voiles ou des membranes.

De toute évidence, la musique d’Hotel Alexis s’est intériorisée, vient dorénavant du dedans, des profondeurs d’un cerveau déboussolé ou d’un organisme ankylosé, plutôt que d’un dehors facilement identifiable. Mais l’intérieur en question, plus doux que nauséeux, est ici une excroissance naturelle du monde environnant, son prolongement sensoriel (l’attention méticuleuse portée aux bruits de fond et à la situation spatiale des musiciens met constamment nos sens en éveil), une chair enfouie à même de recueillir les plaies de la vie. Et Goliath, I’m On Your Side peut s’entendre comme le trouble désir d’un groupe secret qui n’aime rien moins que flirter avec la force périlleuse de la nuit pour espérer voir enfin poindre le (son) jour.

– Le site de Broken Sparrow.

– A écouter : “Soft Soft War”.