Il y a tout juste dix ans, en 1997, Radiohead faisait tout exploser en offrant à la meute un album qui n’a toujours pas fini, dix ans plus tard, de dévoiler tous ses secrets. OK Computer, en plus de faire voler en éclats toutes les chapelles, rouvrait grand les portes d’univers aussi violents qu’incompatibles en surface.


En 1997, Radiohead n’était qu’un bon groupe à guitares comme il en existait beaucoup, en Angleterre notamment. Oasis était à son sommet, Blur et Supergrass amusaient toujours autant la galerie, The Verve faisait parler la poudre sous toutes ses formes.

Forts de deux disques, l’anecdotique Pablo Honey (1993) et le très pur The Bends (1995), Radiohead faisait partie de ces groupes largement bankable qu’il était bon de mettre à la une de la moindre gazette popeuse en décrivant l’existence très ordinaire de ces énièmes rejetons des Smiths et autres Jesus & Mary Chain. Mais le ténébreux chanteur du groupe, Thom Yorke, personnage atypique dont le regard perturbait bon nombre d’interviewers (et rappelait étrangement un certain David Bowie) répétait à qui voulait l’entendre que non, Radiohead n’allait certainement pas rentrer dans les rangs. Il mettait tout le monde en garde, en assénant que ce qui les différenciait définitivement de leurs contemporains, ce n’était ni leur look ni leur son, mais bel et bien leur acharnement au travail, brandissant une culture musicale peu courante dans le landernau pop, faisant se télescoper Pierre Boulez, Albert Ayler, John Lennon et Autechre dans une même phrase. Radiohead, au lieu de récolter des poussières de la gloire ou de se vautrer dans la coco, fourbissait ses armes dans le plus grand secret, s’enfermait dans son laboratoire. Personne, à l’époque, n’imaginait l’élixir qui sortirait de ces cerveaux un brin prétentieux.

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La grande force de Radiohead, c’est d’être un monstre pentacéphale. Si Thom Yorke est le leader médiatique, charismatique et attachant de ce groupe, il n’en est finalement que la voix et la plume. Car pour ce qui est de la musique, ce sont bien Thom Yorke (chant, guitares, claviers, piano), Jonny Greenwood (guitares, claviers, savant fou), Colin Greenwood (basse), Phil Selway (batterie) et Ed O’Brien (guitares et belle gueule) ensemble qui se penchent sur cette grande malade. Car il en faut, des cerveaux, pour dessiner une crypte suffisemment profonde et vaste à même d’accueillir des textes pour le moins glauques. Mais une telle hydre ne se maîtrise pas, elle se contorsionne, se bat, quitte à en laisser sur le carreau. Conscients de ce danger, les cinq musiciens feront appel à un dompteur alors en maturation, un producteur qui sortira de cette expérience presque aussi célèbre que le groupe, un génie des manettes, un sage au milieu des illuminés. C’est à Nigel Godrich, déjà présent dans les coulisses de The Bends, qu’échut ce rôle pour le moins dangereux, mais qui sut en tirer toutes les leçons qui ont fait de lui le sixième membre du groupe en même temps que le chéri du gotha pop-rock mondial. Quel est le point commun entre Radiohead, Air, Beck, Charlotte Gainsbourg et Paul McCartney ?

OK Computer est un album hors normes, inclassable. Post-rock, prog, psychédélique, électro-rock, hypno-pop, tous les qualificatifs réunis ne suffisent pas à lui donner une once de couleur. OK Computer est OK Computer. Un disque composé de douze titres qui sont tous d’authentiques monuments. On rentre dans OK Computer serein, on en ressort lessivé, choqué, mais littéralement exalté. Cet album laisse des traces indélébiles à chacune des écoutes.

Avant tout, il y a les chansons. Nous ne sommes pas ici en terrain ami. Chacun des titres qui composent OK Computer sont malades, dépressifs. Mais ils sont aussi aériens, oniriques. Rarement le mélange entre noirceur et éclat a donné une telle palette de couleurs sur un seul et même disque. On passe de la complainte aquatique (« Airbag », « Subterranean Homesick Alien ») au mur du son apocalyptique (« Paranoid Android », « Electioneering »), le tout entrecoupé par des ballades déchirantes (l’inusable « Exit Music (For A Film) », « No Surprises »), poisseuses et diablement accrocheuses (« Karma Police », « The Tourist »).

Les deux singles qui ont eu la lourde tâche de défendre l’album sont tout à fait représentatifs de sa complexité. « Paranoid Android » tout d’abord, cette pieuvre visqueuse, qui ne cherche qu’à se nourrir du cerveau du petit malin qui voudrait se frotter à ses ventouses. Ce titre est en tout point hors catégorie. Rien que sa durée, plus de six minutes, relève théoriquement du suicide commercial – on sait aujourd’hui ce qu’il en est. Puis il y a le texte, issu d’une expérience traumatisante de Thom Yorke qui fut littéralement harcelé par une horde de fans aux narines bien blanches un soir d’errance new-yorkaise, dont une vieille « truie en Gucci ». Enfin il y a surtout, ici, une architecture. Commençant sur un arpège de guitare acoustique merveilleux mais classique pour Radiohead, « Paranoid Android » piège d’emblée par son ouverture aguicheuse, illuminée par le chant angélique d’un Thom Yorke littéralement extatique. Ce morceau, un chef-d’oeuvre de complexité et de lyrisme, se découpe en quatre mouvements, sur trois rythmes différents. On imagine les très longues heures d’enregistrement qui ont permis l’accouchement d’une telle fresque. Mais pas seulement, une écoute attentive au casque révèle un sens du détail poussé à l’extrême chez Radiohead, tant dans la structure que dans les arrangements. Sans compter la douleur qui sourd de la voix de Thom Yorke, qu’il geigne dans la partie lente (les pisse-froid n’ont jamais retenu que ça de Thom Yorke) ou qu’il éructe dans un final tellurique. « Paranoid Android » a fait couler beaucoup d’encre. Beaucoup de larmes aussi. Alors que la sobriété était l’apanage de la musique pop selon les auto-proclamés « sachant« , « Paranoid Android » anéantissait les carcans et trustait les charts en exhibant une complexité qui ne bascule jamais, ô grand jamais, dans la vulgarité.

Puis « Karma Police », l’autre single, rassura tout le mode. Voilà une ballade classique, triste et sombre. Classique ? Pas vraiment, en fait. Si la richesse de « Karma Police » ne saute pas spontanément aux oreilles, on s’aperçoit au fil des écoutes que c’est certainement le morceau le plus physique du disque. Entendez par là le plus puissant, un taureau, un roc, qui ne peut se concevoir que dans son intégrité la plus totale, avec son piano et sa guitare angélique, sa voix ivre, et surtout, sa section rythmique guerrière, non dans sa cadence mais dans la force qu’il en émane. Le propos politique de la chanson n’est soutenu ni par la mélodie, pourtant évidente, ni par le chant écumeux et baveux de Thom Yorke, mais bel et bien par le fait que, si on prend la peine de l’écouter à pleine puissance, on sent littéralement sa colonne vertébrale vibrer. La force de « Karma Police », morceau qui aurait pu rester transparent dans le répertoire de ce groupe immense, tient dans sa production. Donc à Nigel Godrich.

« Exit Music (For A Film) » mérite aussi qu’on s’y attarde. Cette ballade folk est probablement la pièce la plus déchirante d’OK Computer. Impossible de rester insensible à cette voix de soldat gisant dans son sang, inutile de résister à sa désormais légendaire montée. « Exit Music (For A Film) » est un requiem, une messe pour les morts. « Exit Music (For A Film) » est une veuve noire. Elle dévore de l’intérieur, elle éventre, elle éviscère.

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OK Computer est une compression de César. La matière musicale qui a servi à concocter ce monolithe est littéralement prestigieuse bien qu’invisible. « Subterranean Homesick Alien », malgré son titre dylanien en diable, est une ode au plantureux Bitches Brew de Miles Davis, écouté jusqu’à l’écoeurement par Thom sur les conseils avisés de Jonny, probablement le plus cultivé du groupe – pour preuve son album solo, le reptilien Bodysong (The Hospital, 2002). « Airbag » est un lointain écho au très disco « Las Night A DJ Saved My Life » de Indeep, il suffit juste de changer « DJ » par « airbag » et le tour est joué. On y entend par ailleurs, pêle-mêle, Queen, King Crimson, Scott Walker, Elvis Costello, mais aussi le compositeur polonais Penderecki, Ligeti (si cher à Stanley Kubrick) ou Def Leppard.
Radiohead s’inspira en outre de la lecture de Georges Orwell (le plus évident), Noam Chomsky ou Will Hutton, écrivain des années Thatcher. Enfin, l’impact visuel de Radiohead est vital, et pas seulement sur les pochettes. En effet, comment occulter, par exemple, l’apport du Suédois Magnus Carlsson, papa de Robin, personnage attachant qui plut beaucoup au groupe, et dont le clip de « Paranoid Android » fut censuré sur MTV à l’époque ? La guerre des mondes culturels en quelque sorte.

Sous cette vivisection austère, il est crucial de souligner le soin porté aux mélodies. La composition est une étape essentielle dans le grand-oeuvre de Radiohead. Toutes ces chansons ne seraient que techniquement irréprochables et totalement cliniques si ce travail d’orfèvre ne servait à enluminer des mélodies en tout point exceptionnelles. La preuve tient notamment aux diverses reprises que l’on peut entendre ici et là des chansons d’OK Computer. Le pianiste Brad Mehldau s’est arc-boutté sur « Exit Music (For A Film) » pour parfaire la délicatesse de son jeu et surtout amener le jazz dans les foyers où il était banni, et continue régulièrement à revisiter les classiques de Radiohead. Plus récemment, et parmi une constellation de reprises toutes plus azimutées les unes que les autres, I’m Not The Only Record For You (Vitamin/Import, 2006) propose des relectures dub et reggae de titres emblématiques du combo d’Oxford. De façon plus amusante, une vidéo circulant sur la toile montre une fanfare jouant « Paranoid Android » en ouverture d’un match de football américain aux Etats-Unis. Preuve de l’universalité de Radiohead.

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On l’aura compris, OK Computer est un disque hors du commun. Et on ne compte plus aujourd’hui la ribambelle de groupes qui ont tenté de creuser ce sillon. Certains ont retenu la tristesse, le lyrisme pianistique, c’est le cas de Coldplay ou Travis. D’autres ont profité de la remise au goût du jour d’un certain rock progressif mais en occultant le côté progressiste au profit de la lourdeur, Muse en tête. D’autres encore ont imaginé l’avenir post-OK Computer dans le vol lysergique d’un papillon multicolore, Mercury Rev en a même poussé les limites jusqu’au ridicule. C’est finalement dans les groupes de seconde zone que l’on trouve les élèves les plus sobres et les meilleurs. Radar Bros, Grandaddy, Sparklehorse, Flotation Toy Warning, Midlake ou plus récemment The Besnard Lakes, n’auraient probablement pas connu l’écho dont ils ont joui sans l’ombre tutélaire d’OK Computer. OK Computer est le disque qui a rendu tous les outrages possibles, à la condition de les modeler avec une vraie écriture, ce qui est le cas de ces artisans. Quant aux contemporains de Radiohead, il n’y a guère que Damon Albarn et ses Blur, sans échapper à des remaniements douloureux, pour avoir su se reprendre, se remettre au travail et atteindre le niveau d’un OK Computer. En effet, en terme de palette musicale, seul Think Tank arrive à sa hauteur aujourd’hui en Grande-Bretagne.

Et Radiohead dans tout ça ? Radiohead a publié, à peine deux ans plus tard, l’anti-OK Computer, un monstre terrifiant, KidAmnesiac, à ce point complexe que deux disques distincts suffisaient à peine à contenir des chansons non plus malades, mais dégénérées, éclatées, démantibulées. Soit deux ans après avoir sorti un des albums les plus importants de ces 60 dernières années, Radiohead sortait un double album profondément essentiel pour les 60 années à venir. Et quid d’OK Computer là dedans ? Piétiné, massacré, nada, tabula rasa. Radiohead a abandonné OK Computer sur le bord du chemin, lui rendant de temps en temps visite à l’occasion de prestations scéniques toujours plus remarquables. Radiohead a aujourd’hui les yeux tournés vers l’avenir. Ces hommes ont révolutionné le rock ? Qu’importe, ce qui est fait est fait, inutile de se retourner sur un passé, même glorieux. La marque des intouchables.

Finalement, il semblerait que la seule comparaison raisonnable soit bien celle-ci : Radiohead marche sur les traces des Beatles en terme d’influences sur les générations à venir. A une différence près toutefois, la célébrité n’a jamais excité une seule seconde le quintette d’Oxford. Et ceci est déterminant pour la suite de la carrière d’un groupe toujours en activité (en ébullition ?), se remettant incessemment en danger, détruisant systématiquement et à chaque nouvel album les fondations construites par le précédent. Ne serait-ce que pour ce courage, ce refus total de la compromission alors que tout groupe normal (humain ?) se reposerait sur ses lauriers, il faut saluer l’intégrité de ces hommes qui n’ont jamais oublié qui ils étaient : des hommes au service d’un art, le rock, art qu’ils ont ramené à son niveau d’exigence le plus élevé.

– Radiohead – Ok Computer (Parlophone/EMI – 1997)