Avec Juan Condori, son précédent album réalisé en famille, Dino Saluzzi rendait hommage à un de ses amis d’enfance par le biais d’une musique mélancolique et apaisée qui conjuguait passé et présent sans forcément envisager les incertitudes du futur. Epanouie, sa musique tendait parfois à ressasser un style souverain, que ces dernières années, sans lui ôter son suprême pouvoir de fascination, ont contribué à rendre de plus en plus prévisible. D’où le choc ressenti à l’écoute d’Ojos Negros, enregistré avec la violoncelliste Anja Lechner, sans conteste le plus grand et étonnant disque du bandonéoniste depuis Kultrum (1996) et Cité de la Musique (1997). D’une certaine manière, à dix ans d’intervalle, Ojos Negros prolonge d’ailleurs Kultrum, magnifique album à la croisée des musiques folkloriques, de chambre et improvisées, sur lequel figurait déjà Anja Lechner. Membre du Quatuor Rosamunde, Anja Lechner a depuis arpenté en duo avec Saluzzi les salles de concert, une collaboration sur la durée qui trouve aujourd’hui à s’affirmer sur un disque de toute beauté. L’argentin y décline un talent de compositeur que son oeuvre récente n’éclairait plus avec la même ardeur (seul le morceau éponyme est un vieux tango de Vincente Greco). Une façon unique de faire tanguer le tango, de jouer avec ses bordures, de découper ses limites et de faire affleurer en douceur l’ensemble des bouleversements occasionnés. L’art de Saluzzi découle d’un patient et incessant travail d’exploration des profondeurs du folklore musical argentin, de sa mémoire et de son imaginaire. Un art parfaitement assimilé par Anja Lechner, dont le jeu d’ombres et de lumières dessine des silhouettes mélodiques troublantes. Les morceaux du duo ne sont pas à proprement parler dansants (le lyrisme éthéré de l’écriture et leur longueur les éloignent d’emblée des salons courtisés par les danseurs du dimanche), mais ils dansent, font surgir musicalement le mouvement : du temps épris de silence, de l’espace dilaté au son des cordes, de corps sensuels emportés dans une méditation intime. Une conversation sensible, de l’ordre d’une communion musicale, qui voit la caresse énigmatique du bandonéon le disputer au chant gracieux du violoncelle, et qui plonge dans les interstices du monde pour en restituer la chair vibrante.

– Le site de Dino Saluzzi.
– Le site de ECM.