En 1988, le contrebassiste Riccardo Del Fra enregistre un disque en hommage à Chet Baker, disparu quelques mois auparavant. Au crépuscule d’un destin trop vite éteint, le musicien italien adresse à son « maître élégant de musiques et de silences » le plus beau des poèmes, un inoubliable geste d’amour d’où, aujourd’hui encore, sourd une émotion palpable. Centre d’attraction de tous les morceaux, la contrebasse emplie de tristesse résonne comme un appel au partage des larmes. Bâti sur un rapport sonore et physique à l’instrument, masse verticale tout de bois vêtue qui arrache à la mort menaçante les battements de la vie, A Sip Of Your Touch exulte de ce corps à corps poignant un insatiable désir de mémoire. Les doigts de Riccardo Del Fra dévalent les cordes, tandis qu’ils ravalent leur peine avec une pudeur et une liberté remarquables. L’atmosphère languide est propice à la confession intime, au chant tragique (celui de Rachel Gould s’offre à nous avec ce mélange de candeur et de gravité proprement bouleversant), mais nullement empesé. Ici et là, se glisse un fantôme qui prend part aux dialogues, duos suspendus à son souffle. Au saxophone soprano, Dave Liebman attise la flamme du temps, déroule un tapis de notes qui percent la nuit. Tour à tour, les pianos de Michel Graillier, puis d’Enrico Pieranunzi, se font l’écho troublant de non-dits, délivrent des mélodies avec la parcimonie de ceux qui savent que l’essentiel, parfois, se joue entre deux notes. Art Farmer, au flugelhorn, se souvient sans nostalgie qu’il occupa autrefois la place du grand Chet dans l’orchestre de Gerry Mulligan. Cette oraison funèbre est une fête : de la musique, du son (soulignons ici le remarquable rendu sonore des instruments et le travail de remasterisation du label Nocturne, qui n’a peut-être jamais aussi bien porté son nom), du silence, d’une amitié indéfectible qui durera toujours.

– Le site de Ricardo Del Fra.
– Le site de Nocturne.