Il n’aura échappé à personne que dans Either/Or, il y a «or». Et de l’or, Elliott Smith en produisait sans se forcer. Les pépites ici offertes renforcent encore un peu plus le sentiment de vide qui nous habite depuis sa tragique disparition.
Elliott Smith disait qu’il écrivait énormément la nuit, et que c’est pour cette raison qu’il a beaucoup observé la lune. On ne sait si c’est aussi pour cette raison qu’il a voulu la rejoindre, mais ce recueil nous confirme que son étoile brillera à jamais à une place de choix au firmament des songwriters d’exception.
Les 24 chansons de ce double album regroupent des chutes de studio de la période 1994-1997, soit la période qui fit connaître la gloire à Elliott Smith. C’est surtout la période qu’il consacra à la conception de ses deux disques les plus importants, Either/Or et XO. Soit le Ying et le Yang de sa musique. Le folk rustique et épuré d’un côté, la flamboyance beatlesienne de l’autre. Mais Elliott Smith était avant tout un artisan, un perfectionniste, un acharné. La musique étant peu ou prou le seul mode d’expression cathartique à même d’exprimer toute le mal-être de ce boeuf qui se voulait vigoureux, il accordait toute l’attention dont il était capable à la construction de chacune des chansons.
On ne dira jamais assez combien ses albums pop, soit XO, Figure 8 et dans une moindre mesure From A Basement On The Hill, sont des oeuvres majeures pour les arrangements, le sens de la production, ou tout simplement l’exubérance (certes relative) de certaines interprétations. Mais ce dont témoigne New Moon, c’est que tout était écrit avant, sur le papier ou dans le subconscient du gaillard de Portland. Il suffit pour cela de jeter une oreille à des merveilles telles « High Times », « Talking To Mary » ou « All Cleaned Out » pour constater combien avec deux bouts de ficelle (de cordes de guitares plus exactement) et une voix angélique Elliott Smith savait imprimer ses petites choses, ses chansonnettes, d’une classe luxuriante. Plus loin, la clarté de « Either/Or » (la chanson) fige l’auditeur dans une interrogation qui risque bien de le dévorer : comment laisser un tel diamant brut à l’écart d’un album aussi magnifiquement fragile mais à jamais trop court ? Pourquoi nous priver d’un tel cadeau ?
Sans surprise, l’écoute de New Moon est chargée d’émotions eu égard à la portée de son suicide sur ses fans. Mais pas seulement, la musique d’Elliott Smith ayant, de toutes façons, toujours profondément ému quiconque a su s’imprégner de sa fraîcheur mélancolique. La simple écoute de « First Timer » fait littéralement fondre l’auditeur en sanglots, mais de ces larmes inexplicables, qui viennent tant du plexus que des yeux, ces larmes libératrices, cette purge de l’âme que l’on aime autant que l’on en ignore l’origine. Un peu à l’image de la perle d’Elliott Smith, « Say Yes », soit moins de 2 minutes bouleversantes en conclusion d’Either/Or qui, avec ces simples mots – «I’m in love, with the world trough the eyes of a girl / Who’s still around the morning after» – donne au monde une couleur sépia que l’on voudrait éternelle.
Le côté brouillon du son de New Moon, inhérent à la nature même de ce disque, soit un recueil de chutes et de maquettes, n’en rend la musique d’Elliott Smith que plus fragile, et l’artiste rétrospectivement encore plus cabossé et touchant que de son vivant, si tant est que cela soit possible. L’enregistrement mono de « Thirteen » ou « Whatever », ou encore la nudité boisée de la version de « Pretty Mary K » offerte ici donnent envie de joindre les bras, prendre délicatement ces chansons, et de les bercer, en espérant discrètement qu’elles ne s’endorment jamais, tant le spectacle enfantin offert par leur visage bienheureux et leur regard pas totalement absent donne envie de se coucher en position fœtale et de les protéger des agressions extérieures. Exactement ce qui a visiblement toujours manqué à leur auteur.
Bien sûr, on est en droit de gloser sur le côté mercantile de l’objet. Mais, entre un recueil fantastique de maquettes ou d’inédits d’un Elliott Smith prolifique et magique, et l’atroce pillage de la mémoire de Jeff Buckley qui finit même par nous paraître telle une créature imaginée par le cerveau torturé de sa mère (on comprend le chagrin incommensurable de la perte d’un fils unique, on comprend nettement moins la série post mortem d’albums live ou inédits tous plus inaudibles les uns que les autres), il y a un gouffre. Aussi, nous ne cacherons pas notre avidité de découvertes de cette trempe, sans la moindre curiosité morbide. Juste un besoin inextinguible d’entendre cette voix et ces chansons, d’être pris par la main par l’archange Elliott Smith. Car si ces enregistrements sont là, le vide, lui, ne sera jamais comblé. Et on ne parle pas seulement de musique, ici. Prenons donc ce disque pour ce qu’il est, un message posthume du bonhomme qui nous est adressé à nous, auditeurs orphelins et définitivement inconsolables. Everything reminds us of him.
– Le site de KRS.
– Le myspace de New Moon.