Dés le départ, Chief Inspector a composé avec la solidarité de ses membres et écrit son histoire à même la marge. Volontiers désigné par ses deux pères fondateurs, Nicolas Netter et Olivier Pellerin, comme « une famille », ce label a émergé de nombreuses rencontres et complicités fraternelles entre plusieurs farouches individualités. Alors qu’il était encore informel, entre 1997 et 1999, ce mouvement artistique naissant a élu domicile au studio des Islettes, puis aux Falaises, un squat d’artistes du 18ème arrondissement de Paris. Déjà, fuir le centre et investir sa périphérie animait ces électrons libres désireux de donner (un) lieu à leur musique. Se soustraire aux réflexes mercantilistes, en refusant, notamment, les alliances fructueuses avec tous les bras longs qui enferment la musique dans des0boîtes de Pandore en carton, et imposer, coûte que coûte, des albums inclassables devint ensuite le mot d’ordre derrière lequel allait se rallier toute une génération de musiciens aussi inventifs qu’impavides. Six premiers disques (ceux du duo Bardainne-Gleizes, de Dr. Knock, du Collectif Slang, du trio Delpierre-Jérôme-Gleizes, de Soulreactive et de Quinte & Sens) allaient ainsi poser, officiellement en 2003, les bases concrètes d’un état d’esprit frondeur, semer ici et là des indices de styles, des preuves de mérites, mais se refuser d’emblée à faire école.

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Depuis, quinze productions ont été ajoutées au catalogue du label, sans que ne soit pour autant rendue plus facile une quelconque classification. Certes, le jazz est indéniablement l’axe autour du quel s’enroulent la plupart des albums, mais ce lieu d’élection demeure suffisamment ouvert pour laisser filtrer des aspirations contre-nature. Quel point commun accordé en effet entre le slam tout en muscles de La Théorie du K.O et les ondulations cinématiques de Limousine, entre les embardées épidermiques du Collectif Slang et les fausses caresses de Caroline, ou encore entre l’opéra réaliste d’Yves Robert et les balancements jazz/rock de Rockingchair, si ce n’est un goût partagé pour l’improvisation. Tutoyer avec la même considération les envies les plus variées, du free jazz à la chansonnette, en passant par le hip-hop, le rock, le métal, l’électro, le funk, la country ou bientôt le folk. Multiplier les combinaisons instrumentales, avec tout de même une base récurrente basse/batterie/guitare/cuivres, et les projets croisés (beaucoup de musiciens nomades passent d’une formation à l’autre en toute liberté, à l’instar de Médéric Collignon, Laurent Bardainne, Maxime Delpierre, Olivier Py ou Philippe Gleizes). Brasser des idées sans forcément envisager le lendemain, comme si chaque expérience relevait du pur instant. Autant de stratégies effervescentes qui visent en filigrane à tirer de la proximité et de l’éclectisme des points de vue une musique, au sens plein du terme, indépendante.

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Point de clivage ici entre un jazz lesté par une réputation élitiste ridicule qu’on lui colle trop souvent à la peau et une musique d’obédience rock qui se donne pour horizon de convertir la foule des garages à la bonne parole libertaire. Bien au contraire. Tout se fond et se confond chez Chief Inspector, les cadres se fissurent, les genres se cimentent entre eux jusqu’à imploser. Cohabiter, signifie pour chaque membre de la tribu Chief Inspector échanger spontanément son savoir afin de le discuter, de le confronter sans calcul dans le seul but de lui chercher un prolongement vierge de toute idée reçue. Battre le fer du jazz ensemble tout en évitant soigneusement de tirer des plans sur la comète, n’est possible que dans la mesure où le défi des formes nouvelles n’appelle aucune surenchère dans la performance, aucune affirmation particulière autre que celle de l’esprit de groupe. Dès lors, du jazz ne reste d’ailleurs bien souvent que des traces, trempé qu’il est dans des bains musicaux successifs qui en altèrent les contours sans en diluer l’essence. Et, si tous les musiciens lui sont apparentés, à l’unisson d’une démarche dont l’unité supposée bute constamment sur des écarts de principe, ils possèdent surtout cette capacité à se tenir dans ce noeud de possibles, à jouer constamment à la lisière d’eux-mêmes.

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Surtout, il convient pour tous ces musiciens de trouver un son, unique, de le sculpter comme une matière vivante, de lui donner une couleur, une ampleur, un sens aussi. Faire de la musique sans étiquette, certes, mais pas n’importe laquelle. Ou, plutôt, la dé-faire pour se la réapproprier entièrement. Au travail ici, une logique d’investissement personnel destructrice, en ce qu’elle reconstruit sur des décombres le visage de l’inconnu. De ce bouillonnement doit sortir quelque chose qui sonne comme un rapt. Une façon de reprendre en main les enjeux du jazz, d’élargir le domaine du rock. Aux prérogatives des musiciens statufiés, ceux de Chief Inspector préfèrent une constante remise en question des formes et des procédures. Avec son album éponyme, la dernière formation fraîchement sortie Camisetas résume parfaitement cette lutte forcenée contre la sclérose des idées : mélange de cinq compositions écrites et d’improvisations libres, cette musique enregistrée puis, durant une semaine, réarrangée, débattue et reformulée dans un site atypique (le Théâtre Pôle Sud à Strasbourg) échappe à bon nombre de manières de faire. Elle mord sur le happening, tient du bricolage in vivo tout autant que d’une patiente confection en studio. Le rapport au lieu, à l’espace, à la construction sonore des morceaux, aux interventions instrumentales tend à fédérer des forces contraires sur un terreau d’impulsions et d’expressions singulières. Un monde en chantier se dessine, qui n’est ni une auberge espagnole traversée par tous les vents réconciliés, ni une aire de jeu où tout serait permis. A la tolérance zéro en vigueur, Camisetas n’oppose pas une ouverture à plein régime utopique, tout aussi démagogique. Un purisme n’a jamais chassé l’autre. Non, l’altérité est partout. Tourner la page des clichés et déjouer les bonnes vielles règles de l’art revient constamment à faire avec elle, sans la renier ou la censurer. Tout un programme qui, espérons-le, en inspirera plus d’un.

– A lire : l’interview d’Olivier Pellerin.