Née d’un temps mort au studio de la Buissonne, la formation Rockingchair s’impose pourtant avec évidence sur un premier album de jazz décomplexé qui emprunte autant à Miles Davis qu’à Radiohead. Le coup de maître d’un groupe emblématique de l’esprit de Chief Inspector.


Réussir un morceau de musique ne va pas de soi. D’autant plus si ce foutu morceau prend la tangente, résiste à toute assignation, se moque, en douce, de faire bonne figure. Chez Rockingchair (rock-in(g)-chair), les morceaux se balancent entre les genres avec décontraction et rigueur, un pied là (le jazz), l’autre ailleurs (le rock, la pop, surtout), en parvenant à accomplir chaque grand écart avec la souplesse du gymnaste rompu à ce type d’exercice. Tacitement, les compositions prennent corps sans révolte (quoique, de nerfs, elles ne manquent pas), elles avancent avec l’assurance de celui qui sait où il va, sortent progressivement de leur gangue stylistique sans revendiquer haut et fort leur quête d’indépendance. Réussir un morceau tient pour Rockingchair de cette discrète confrontation entre un point de départ solidement ancré dans une forme musicale définie (le jazz, toujours) et référencée (Miles Davis aux avant-postes), et un dessein qui se précise au fur et à mesure que les choses prennent forme, c’est-à-dire qu’est congédié le moindre effet de stagnation. Du balancement, va-et-vient reconduit avec entrain, comme défiguration de styles. Un mouvement perpétuel qui, s’il se dispense toutefois de faire de trop grosses vagues, génère à tout le moins des courants d’air rafraîchissants, savamment agencés et maîtrisés.

Et il ne faut pas attendre bien longtemps pour s’apercevoir que le nouveau groupe d’Airelle Besson (trompette, bugle, claviers) et Sylvain Rifflet (saxophones, clarinette) négocie les changements de registre avec un certain savoir-faire. Dès l’ouverture, le bagarreur “Boo Boo”, l’équilibre instable prend tournure. Les cuivres sonnent tout d’abord un appel au calme alors que la tension rôde. Puis la batterie de Nicolas Larmignat tranche subitement dans ce préambule éthéré, avant de se faire bousculer par une guitare électrique qui a oublié d’être polie – celle de Pierre Durand, génialement douée pour désaxer les morceaux – et semble prendre un malin plaisir à distordre les perspectives. Quelque chose s’est passé, là, devant nous, dans nos oreilles, pas un tremblement de terre, juste une onde de choc qui s’est faufilée et a infléchi le déroulement des opérations. Et plus ça circule et se transforme, plus ça échappe à notre entendement. On a beau ajuster la mire, ce que l’on vise ne tient pas en place. Cette musique-là, contrairement à celle de bon nombre de trio actuels (EST, The Bad Plus, Happy Apple, ou encore le petit dernier très recommandable de Frank Woeste) ne conjugue pas le jazz au rock (encore moins l’inverse), elle sonne jazz et rock, ni vraiment l’un ni vraiment l’autre, mais l’un étant toujours intimement lié à l’autre, l’un épousant la forme de l’autre, à des degrés divers.

Parfois, la connexion s’opère à la croisée de deux morceaux. Voyez comment succède par exemple “Fly Away” à “Ma-ion” : la contrebasse (Eric Jacot) et la trompette (influencée ici par celle de Dave Douglas), mises en avant, installent sur le premier titre une ambiance méditative, voire onirique, qui débouche ensuite, lors du second morceau, sur une atmosphère plus contrastée, où l’épure cède sa place à tout un grouillement sonore, dense et inquiétant. La contrebasse, qui ouvre ce second morceau, occupe une place identique dans l’espace mais s’avère d’emblée plus sèche et tendue, le son brut des cordes contrariant l’impression précédente de caresse rassurante. Quant à l’intervention de la trompette, elle est porteuse cette fois-ci d’un élan que la batterie et les riffs de guitare électrique, condensés en salves successives de plus en plus énergiques, prolongent (h)ardemment. De la mélancolie à l’inquiétude, la musique de Rockingchair déploie un éventail de possibles sonores qui entrent en résonance tout en coupant court aux classifications par trop rapides. L’essentiel ne réside pas dans tel ou tel genre abordé mais bien dans la quête d’un indéterminé qui, justement, renverserait les valeurs (la pochette de l’album nous montre un vélo à l’envers, le guidon en bas, les roues en haut) et altérerait les repères de l’auditeur sans non plus complètement les contrarier.

Plus loin, le très beau “Désert” s’échappe même du côté d’une world indéfinie : percussions, guitare acoustique et violon s’ébattent à travers le prisme de la perception, lequel empêche une caractérisation hâtive de ce qui est entendu. Une fois encore, le mixage minutieux et remarquable de Gilles Olivesi restitue la couleur de chaque instrument, véritable présence englobante ou englobée, perçu comme l’élément d’un dialogue foisonnant mûrement réfléchi et pourtant d’une extrême légèreté. Le solo de guitare de Pierre Durand est à ce titre éloquent : s’il peut évoquer quelques prestigieux Maliens, ce n’est qu’en filigrane d’une approche singulière et libérée, nullement asservie à des références, aussi estimables soient-elles. A mesure que les morceaux de Rockingchair évoluent et révèlent leurs multiples reflets, empêchant toute fixation définitive, s’échafaude un paysage sonore dont l’horizon n’appartient qu’à ceux qui ont choisi de vivre une telle aventure (musiciens et auditeurs réunis). Ce mouvement ininterrompu d’instruments campés à la marge d’un style, cette façon, pas si commune tout compte fait, de se tenir au bord du monde tout en l’embrassant, place Rockingchair parmi les groupes contemporains importants à suivre de près.

– Le site de Chief Inspector.

– Le site de Abeille Musique.