Débusqué par le label Bella Union, cet impressionnant quintet danois redonne la foi au rock. Investi et brûlant.


On va mettre un peu de côté ce disque pour d’abord vous parler aujourd’hui d’un syndrome qui touche parfois cette catégorie ô combien enviée et privilégiée qu’est celle du critique de musique. Ce syndrome, nous l’appellerons « la crise du chroniqueur blasé ». Car il faut comprendre que le lot quotidien de tout chroniqueur est en vérité d’une banalité affligeante. Loin des strass et des paillettes, le mythe du confident de rock stars, on le laisse volontiers à Philippe Manoeuvre. Dans la vraie vie, la condition du scribouilleur rock consiste en 5% d’action et 95% du temps à être rivé sur l’écran de son PC. Et encore…

Certains pensent qu’on reçoit forcément dans notre minuscule boîte aux lettres des palettes de CDs en provenance de labels du monde entier. Rectification : on reçoit tout, et surtout n’importe quoi. Les disques exceptionnels ne tombent pas tous les jours, sinon nous ne les qualifierions pas d’exceptionnels… Pour le reste, on devient alors le champion du tri sélectif, une tâche qui accapare nos journées. Sans oublier la montagne de mails des attachés de presse qui tentent de vous refourguer le dernier Jeff Buckley. Mais on s’en accommode sans mal, cela fait partie du jeu…

Vient alors le stade critique où le fameux « chroniqueur blasé » ne fait plus la part des choses. Une drôle de gangrène germe alors. Devenu l’esclave de sa pile de disques pas toujours transcendante qui l’attend mais qu’il faut écouter quand même, sa passion à force s’étiole. L’effet est saisissant. Autrefois enthousiaste, le voilà devenu fainéant, tous les disques lui apparaissent médiocres, indignes, plus rien ne semble l’atteindre. Son discours autrefois engagé est maintenant martelé par des mollesses du genre : « Cela fait deux ans que je n’ai pas entendu un bon disque » ou « je suis trop vieux pour ces conneries ».

Et puis, fait nouveau, avec l’entrée fracassante du Peer to Peer, ce virus s’étend maintenant chez Monsieur Tout Le Monde. Votre voisin de palier qui télécharge des centaines de fichiers MP3 ne parvient plus à analyser la quantité de données emmagasinées – oui, la musique devient une « donnée ». Absorbé par le flux de sons à portée de main, le filtre ne fonctionne plus, les oreilles glissent, absorbées dans une spirale infernale… sans retour. Avant qu’il ne soit trop tard, avant que la flamme ne se transforme en fardeau et que le choix des mots ne devienne un véritable supplice, mieux vaut alors couper le cordon. Sincèrement, j’espère ne jamais atteindre ce stade fatidique ou avoir la lucidité de tirer ma révérence avant.

Heureusement, des disques comme celui de The Kissaway Trail confortent mes croyances. Dès la première écoute, le premier album de ces missionnaires du rock réconcilie sans délais avec la flamboyance, et rend même euphorique. Produit de main de maître par Mandy Parnell (Sigur Ros, Mùm, Depeche Mode), The Kissaway Trail est de ces disques qui foudroient dès la première écoute. Tout s’éclaircit soudainement : l’émotion et l’évidence prennent le pas sur toute autre considération analytique. Cette petite galette en plastique nous entraîne, nous rallie à sa cause, éperdument.

Car ce quintet danois plein de sève, né des cendres d’un trio, The Isles (rien à voir avec les excellents new yorkais smithiens), ne conçoit pas d’écrire une chanson sans être totalement investi par sa tâche à accomplir. Ensemble, unis, les vocalistes/compositeurs Søren Corneliussen et Thomas Fagerlund ainsi que leurs frères d’armes Daniel Skjoldmose, Rune Pedersen et Hasse Mydtskov, se donnent sans compter. Il y a sur cette première fronde une complicité flagrante qui évoque l’embrasement majestueux d’un Arcade Fire (le mimétisme est flagrant), le grain de folie d’un Flaming Lips et même la belle mélancolie vagabonde des Triffids (“It Is Close Up Far Away”).

Pourtant, il n’y a rien de vraiment original dans leur démarche. Peut-être avons-nous été simplement touchés par ces guitares qui carillonnent, ces arrangements de cordes homériques, ces saintes sonneries de cloches sur “Forever Turned Out To Be Too Long” ou encore ce duo banjo/mandoline déchirant sur “It Is Close Up Far Away”. Le ton monte fréquemment, l’urgence domine (l’excédé “Sometimes I’m Always Black” ou encore le lourd de sens « Soul Assasins »), parfois la verve a un peu de mal à se contenir et déborde comme sur “Bleeding Hearts”, mais le geste reste saillant, pur. Et perfore, très fort.

Par ses atomes crochus avec les chouchous canadiens – vous savez qui – The Kissaway Trail essuiera certainement les qualificatifs du doux ersatz de la part de confrères pantouflards. Ils ne méritent sincèrement pas ça, le raccourci serait un peu trop facile et réducteur.

Pour l’heure, tant que des disques de ce tonneau sortiront, l’engouement de votre serviteur restera intact. A bon entendeur…

– Le site de The Kissaway Trail.