Échappée hautement dépaysante garantie avec ce premier album d’un quintet de Brooklyn. Une musique hybride, parfois monstrueuse, qui n’a, à l’heure actuelle, pas d’égal.


Il aura fallu six titres, six petits titres – enfin, tout est relatif, car la majorité dépasse haut la main les 6 minutes – à Alex Delivery pour devenir une formation respectée. Estampillée à plusieurs reprises «groupe inclassable», «musique qui ne ressemble à rien de connu», ces appellations témoignent autant de l’embarras de l’auditeur que de la fascination irrépressible de ce dernier, envers un groupe foncièrement hors-norme. L‘étonnement, que dis-je, le dépaysement total en matière de musique est suffisamment rare pour être souligné, et on se doit une éternelle reconnaissance à Alex Delivery pour exploser toute catégorie qui préexisterait à sa musique chamarrée.

Revers de la médaille, qui concerne tout groupe prônant un commencement radical, Star Destroyer n’est pas le disque le plus abordable qui soit. Il peut même agacer à la première écoute, tant nos petits coeurs, pourtant bien accrochés, se voient ballotés d’un titre à l’autre, au milieu d’un champ de bataille musical jonché des cadavres agonisants de quelques illustres cousins : musique expérimentale, folk, post-rock, krautrock, et plus généralement tous les dérivés hybrides du rock, avec une nette préférence pour ceux passés à l’acide ou à la javel. L’impressionnante ouverture “Kowad” – un single, au demeurant ! – jette le décor de cette apocalypse annoncée. Grincements de scies, de violons, batterie aux relents industriels, saturation à son comble qui ferait passer les plus illustres shoegazers pour des petits joueurs : la musique de Alex Delivery ne se veut pas spécialement mélodique. Pourtant, une puissance évocatrice vibrante transpire de ce vacarme d’où surgissent quelques îlots de chants. Cette longue composition protéiforme se déploie sous nous yeux vaguement angoissés : accalmies, longs passages répétitifs à la manière de Can, accélérations. Une machine infernale, autonome et omnipotente, semble avoir pris le dessus sur le quintet, pourtant bien vivant, de Brooklyn. Le synthé à la texture rugueuse ajoute bientôt une note psychédélique au morceau, lancé en pleine course. A la fois dionysiaque et réfléchie : telle est la force de cette musique qui, dans un élan expérimental remarquable, n’oublie pas la structure qui informe, au sens le plus fort, toute composition. Quelques occurences du chant sont là pour nous le rappeler.

Après cette première épreuve vraiment réussie, Alex Delivery reprend son souffle sur un titre plus posé, un folk intimiste à violons dans la lignée de Migala, avec quelques scintillements électroniques et une saturation en sourdine, prête à surgir à tout instant. “Milan” prend la suite, évoluant dans le même décor faussement apaisé, seuls des bruissements d’ailes aux accents métalliques pour le moins inquiétants recouvrent le début de la composition. Puis vient progressivement, annoncé par quelques cloches, un long passage instrumental rythmé de percussions, qui parvient à ressusciter le petit miracle du Millions Now Living Will Never Die de Tortoise. Un interlude bruitiste plus tard (la valse foudroyée et foudroyante “Scotty”), “Sheath-Wet” mixe sans vergogne My Bloody Valentine et Stereolab : soit un morceau plutôt enjoué, adouci par une voix féminine sucrée, passé à la moulinette de la saturation maximale. Comme si Alex Delivery, en plasticien confirmé, ajoutait des strates aléatoires de couleurs sur une composition déjà chargée. Le rythme saccadé se fait peu à peu chaloupé, et l’oreille s’habitue progressivement à ce manque de définition sonore comme l’oeil se fait rapidement à l’obscurité. “Vesna” clôt sur un entrelacs cacophonique de tintements, habillé de violons, de claviers et de sons dont la provenance restera incertaine, pour une envolée space-rock aux accents oniriques.

Star Destroyer, le bien nommé, est effectivement une machine à détruire : elle diffracte les compositions, explose les catégories et pulvérise tout phénomène de mode. Pour mieux imposer une musique, sa musique, qui n’a pas fini de hanter nos rêveries les plus chimériques.

– Le site minimaliste du groupe

– Le site de Jagjaguwar