Nouveau volet de notre dossier consacré au rock où il s’agit moins d’envisager à quel carburant il tourne que ce qui le définit, fondamentalement.


La chose est par trop entendue : le rock trouve sa vérité sur scène. Le concert demeure son lieu d’élection privilégié, l’endroit qui voit les musiciens-héros faire ola commune avec leurs fans, la spontanéité, l’électricité et le bonheur du coude à coude l’emporter sur toutes formes d’artificialité et de plaisir individualiste. Qui a assisté récemment à une prestation live du groupe Arcade Fire aura sans aucun doute ressenti cette formidable énergie et générosité qui se dégagent de leurs performances scéniques orgasmiques, cette vague physique qui envahit de proche en proche musiciens comme spectateurs. Peu importe que l’on ait quelques réserves au sujet de leurs albums (surtout du dernier), car sur scène la tribu de Canadiens parvient à faire corps, joue chaque morceau avec ses tripes comme s’il en dépendait de sa propre vie, célèbre avec une fièvre inextinguible un rock rassembleur – mais nullement démagogique – qui donne des ailes à ceux qui le vivent dans leur chair tout autant qu’ils l’écoutent. Fugace, sans lendemain, l’instant du concert demeure une expérience unique et intense lors de laquelle la musique du groupe ne prend pas seulement forme en direct devant un auditoire subjugué et dévot : elle renaît, à la fois différente de celle des albums et en même temps suffisamment ressemblante pour pouvoir fédérer un assentiment général indexé sur le souvenir et la reconnaissance immédiate.

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Cette mythologie fusionnelle de la scène, réinvestie avec une aura et une flamboyance exceptionnelles par un groupe comme Arcade Fire, fait toutefois écran entre la véritable essence du rock et une de ses manifestations possibles, fût-elle essentielle, voire transcendante. En 1953, Elvis Presley ne monte pas sur une scène pour se faire connaître et tenter sa chance. Il ouvre, plus prosaïquement, la porte du studio de Memphis Sun Records et enregistre quelques 45 tours, d’abord à ses frais, puis sous la houlette du big boss Sam Pillips. Avant que ce dernier ne l’envoie en tournée dans le sud des Etats-Unis, se déhancher devant une jeunesse tombée en pâmoison et des parents outrés par une telle indécence. Par ailleurs, si on peut considérer que Bob Dylan s’est mué en rocker un soir de 1964, lors du concert pour Halloween au Philharmonique de New York, quand, à la fin de “It’s Alright, Ma (I’m Only Bleeding)”, les guitares ont fait « sortir la chanson d’elle-même, comme si elle n’était plus, en tout cas ce soir-là, une carapace contenant le moindre couplet, mais plutôt l’occasion de trouver des mots et des rythmes que personne n’avait jamais entendus auparavant » (Greil Marcus, in Like a Rolling Stone), force est de constater que ce sont néanmoins les morceaux “She Belongs to Me”, “Maggie’s Farm”, “On the Road Again”, sortis dans la foulée début 65 et présents sur l’album Bringing It All Back Home, auxquels Greil Marcus attribue le privilège historique d’être « les premiers enregistrements rock’n’roll de Dylan ». Ce qui se capture dans un studio d’enregistrement vaut ici sont pesant d’or, reléguant ainsi l’incarnation scénique à un second rôle auquel on l’a peu habituée dans le monde somme toute intransigeant du rock.

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Consubstantiel au rock, le concert ne lui est en rien exclusif (un jazzman ou un musicien « classique » se produisent aussi sur scène), ne participe pas systématiquement de la naissance d’une nouvelle star surgie ex nihilo et ne peut, dans bien des cas, suffire à lui seul à assurer son prestige. Certes, un groupe se doit très certainement, à un moment donné, de rencontrer son public pour se faire un nom, mais le passage par la case concert ne garantit d’aucun succès a priori. Même si Clap Your Hands Say Yeah s’est considérablement amélioré sur scène, le groupe était réputé à ses débuts pour offrir des prestations approximatives, cela ne l’a néanmoins pas empêché, au moment de la sortie de son premier album éponyme en 2005, de décrocher une chronique dithyrambique sur le webzine américain Pitchfork et de vendre dans la foulée beaucoup plus de disques que ses membres ne l’auraient sans doute espéré – y compris d’ailleurs de ce côté-ci de l’Atlantique. Encore plus encensés par la critique, les excellents The National sont à l’inverse réputés pour briller sur scène, mais peinent encore à obtenir une pleine adhésion du public (même si celle-ci est grandissante). On pourrait multiplier les exemples à foison, on constaterait alors que performance scénique et réussite ne suivent pas forcément une courbe de progression identique, que le rapport de cause à effet est loin d’être évident et que le concert n’influe pas systématiquement sur la visibilité d’un groupe, ou alors essentiellement a posteriori (c’est le cas notamment d’Arcade Fire qui a vu augmenter sa renommée suite à des prestations live qui ont nourri sa réputation de grand groupe de scène, de phénomène à voir). La raison en est simple : le concert n’a pas vocation à accoucher d’un artiste, tout au plus le façonne-t-il sur la durée ou vient-il apporter une confirmation quant à l’intérêt porté sur lui. Il tient davantage de la promotion des albums que d’une quelconque forme de révélation – au sens où l’on va voir sur scène des musiciens que l’on connaît déjà, que l’on a écoutés ou dont on a entendus parler au préalable.

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Si, à la rigueur, on peut imaginer la viabilité d’un groupe de rock oeuvrant sur disque (et Myspace ou YouTube) mais se dispensant de tourner, la situation contraire est en revanche beaucoup plus difficile à envisager. Sans album point de salut. Dans le livre que Philippe Robert a consacré à la musique pop et au rock (Rock, Pop), succession de courtes chroniques de disques écrites sur deux pages dans un style impeccable, on cherchera en vain des lignes rendant compte de concerts. Cette absence en dit long sur la référence en matière de rock (et de pop). L’histoire du rock racontée en filigrane par Philippe Robert, fût-elle marginale ou transversale, ne se construit pas à partir de témoignages musicaux scéniques, mais bien par le biais d’albums traçant « un itinéraire bis ». Seule la matière musicale enregistrée et aussitôt mise en boîte a droit au concert d’éloges. Roger Pouivet, l’auteur de L’oeuvre d’art à l’âge de sa mondialisation, va même encore plus loin : selon lui « le rock n’est pas une musique de concert. Afin de dresser une ontologie du rock, Pouivet préfère, au vérisme sacré de la scène, se référer au travail en studio et à sa résultante matérielle, le CD, conçu comme l’oeuvre à part entière qui préexiste à toute (re)production live. Pour le philosophe, l’enregistrement constitue « l’oeuvre elle-même« , car il introduit des spécificités intrinsèques (fabrication dans la durée, multiplication des musiciens et des intervenants techniques, ajouts sonores, mixage, etc.) qui en font une création à part entière : « L’oeuvre comme totalité est un assemblage d’enregistrements partiels (…) l’oeuvre est la somme de ses parties mixées avec plus ou moins de bonheur esthétique ». Pour le dire autrement, la façon dont est enregistré un album de rock participe pleinement du processus créatif et s’avère au moins aussi, sinon plus important que ce qui est enregistré. L’album original façonné dans un studio, enregistré d’une certaine manière, que tout un chacun peut ensuite écouter tranquillement dans son salon sur sa chaine hi-fi afin d’en percevoir tous les détails ou en ressentir la fièvre brute, est l’oeuvre, au même titre que le tableau signé puis exposé sur un mur.

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Dans cette perspective, le concert correspond quant à lui à ce moment singulier où l’on « joue le disque« , avec fidélité ou pas. Fabriquée, montée, mixée en studio, puis diffusée à grande échelle, la musique enregistrée sur un CD atteint en effet la plupart du temps un tel niveau de sophistication qu’elle semble impossible à reproduire à l’identique en concert. Si bien que sur scène la musique jouée « ne peut avoir exactement les propriétés de l’oeuvre elle-même », écrit encore Roger Pouivet, car « l’oeuvre est le disque » et son rendu live « un substitut« . Les musiciens d’Arcade Fire ont beau être dix sur scène et jouer de plusieurs instruments, comparé à leurs albums le rendu sonore gagne en puissance et efficacité, mais perd indéniablement en finesse et profondeur (les cordes sont par exemple noyées sous les coups de semonce de la batterie, le mur de sons électrifié empêche la perception de certaines subtilités d’arrangements). En concert, un morceau rock peut être réinventé, jusqu’au dépassement en terme d’interprétation (cf. Bob Dylan connu pour livrer sur scène des versions supérieures à celles en studio), mais reste qu’il est indissociable de l’album à l’aune duquel se produit un musicien, référent qui aiguillera aussi in fine notre jugement (comparatif) d’auditeur. Même un groupe virtuose comme TV On The Radio, capable d’improviser par rapport au canevas de l’album studio, livre sur scène des sets d’une grande intensité sonore qui ne peuvent se démarquer fondamentalement des enregistrements en studio et être considérés ontologiquement comme une oeuvre à part. Pas plus que ne peut l’être d’ailleurs à son tour le concert enregistré qui, selon Roger Pouivet, fait figure soit de simple archive sonore, de trace audible que l’on peut se procurer telle quelle, par exemple à la fin du concert (la pratique est devenue courante) ; soit d’enregistrement « d’une certaine sorte« , lorsque la prestation restituée sur CD est manifestement tronquée et/ou modifiée par rapport à celle en live, pratique qui prolonge en quelque sorte la démarche entamée avec l’album.

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Le raccourci par la salle de concert, comme lieu suprême d’incarnation et de contingences, fait gagner du temps, entretient le mythe somme toute rassurant d’une authenticité à nous offerte, mais se révèle être une impasse dès lors qu’on envisage véritablement l’essence du rock – que l’on trouvera, pour le coup, beaucoup moins rock’n’roll que prévu. Exit le fétichisme de la scène, mais aussi le style vestimentaire qui relève du folklore, l’imagerie formatée d’une jeunesse rebelle et libérée, toute la fiction/façade commode à repeindre aux goûts de la mode que l’on nous impose trop souvent comme le B.A.BA du rock, et qui correspond en réalité à des caractéristiques secondaires inhérentes au genre musical. Le ciment en lieu et place du ferment. Qu’on se le dise, le rock résulte avant toutes choses du développement technique des moyens d’enregistrements audio permis par le studio (notamment du magnétophone multipiste et des possibilités accrues de mixage). Si Arcade Fire, Clap Your Hands Say Yeah, The National, TV On The Radio ou encore Liars – pour citer des formations récentes – sont des groupes de rock passionnants, il en incombe essentiellement à leur identité sonore reconnaissable entre toutes, fruit d’une patiente élaboration en studio (dont Matt Berninger, le leader de The National, dit justement qu’elle prime sur les prestations scéniques du groupe). Idem pour The White Stripes, dont le son rêche et la constante référence à un blues primitif ne doit pas escamoter l’incessante recherche esthétique du duo, qui à chaque album explore de nouvelles combinaisons instrumentales ou décline les multiples possibilités sonores d’un instrument en particulier (la guitare électrique en voit ainsi de toutes les couleurs sur leur dernier opus, Icky Thump, sorti cette année).

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Cet intérêt porté à l’esthétique sonore différencie d’ailleurs The White Stripes de bon nombre de groupes qui singent le rock des années 70 en passant la marche arrière plutôt qu’en regardant dans le rétroviseur sans s’arrêter de scruter l’horizon. Dois-t-on le rappeler : tourner le dos n’est pas le meilleur moyen de progresser vers l’avant et, le cas échéant, de rendre hommage au passé. Le groupe The White Stripes ne révolutionne certes pas le rock, mais manifeste une présence sonore désinvolte qui bât en brèche le passéisme, ou à tout le moins l’immobilisme. Le passé de bonne compagnie ne saurait être traité en compagnon. Le malmener, l’explorer avec clairvoyance, repérer les lignes de force comme les brisées, résister à la rénovation proprette et au mimétisme scolaire s’avère souvent le meilleur moyen de l’honorer. N’en déplaise à certains, la frange du rock revival, dans sa grande majorité, porte en elle l’illusion d’une fraîcheur de l’âge d’or qui ne trompe que ceux qui caressent la nostalgie dans le sens du poil. Nul doute que la scène occupe une place de choix dans le domaine du rock (nous ne saurions ici prétendre le contraire), mais est-elle toutefois le lieu où s’origine vraiment un groupe, comme le laissent entendre certains musiciens qui, pour satisfaire aux exigences d’une posture rock’n’roll obsolète, pondent des albums enregistrés à la va-vite, dénués du moindre attrait esthétique et à la qualité sonore médiocre. Faire l’impasse sur quarante ans d’avancée techniques en matière d’enregistrement, s’arracher à la tutelle technologique pour prendre à revers le modernisme froid, et soi-disant réinjecter une chaleur toute séminale, dissimule mal le degré de conservatisme de l’entreprise. Pas sûr que cette myopie assure à long terme aux nouveaux petits dieux du rock une croissance salutaire. Ces derniers seraient bien avisés de se pencher davantage sur le berceau du rock pour (le) sortir de l’enfance. Et de s’apercevoir que le levier immuable qui le fait bondir en avant n’est autre que la profondeur du son qu’il émet par-delà le temps et qu’il donne à entendre entre les quatre murs d’un studio.

*Références citées dans cet article :
L’oeuvre d’art à l’âge de sa mondialisation, un essai d’ontologie de l’art de masse, Roger Pouivet, Collection Essais de La Lettre volée, 2003. On recommandera particulièrement la lecture de cet ouvrage passionnant qui nous a inspiré les lignes précédentes.
Rock, Pop, un itinéraire bis en 140 albums essentiels, Philippe Robert, Formes/Le Mot et le reste, 2007.
Like a Rolling Stone, Bob Dylan à la croisée des chemins, Greil Marcus, Galaade, 2005.

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