Troisième disque-hommage, cette fois à deux poètes incontournables pour l’auvergnat qui n’aime rien d’autre que faire ce qu’on n’attend pas de lui. Et pour un résultat à la hauteur de sa réputation : dense, complexe et fascinant.


Tout a été dit ou écrit sur Jean-Louis Murat. Chanteur atypique, cynique insupportable, auteur-compositeur exceptionnel ou misanthrope écoeurant. De ces multiples facettes qui viennent à l’esprit à l’évocation de l’auvergnat casanier, difficile de cerner complètement le personnage. Une seule certitude s’impose, JLM est un immense artiste qui sait rendre hommage à ses maîtres. Cet incurable stakhanoviste ne s’en prive pas, même s’il n’est jamais à cours de chansons. De sa retraite montagnarde, il vit par et pour l’art, graphique, écrit ou musical, que ce soit le sien ou celui des autres.

Pas étonnant dès lors que son panthéon soit essentiellement composé de poètes maudits ou de musiciens hors normes, handicapés sociaux ou grandes gueules assourdissantes. Et ce double hommage à Léo Ferré et Charles Baudelaire, en chantant les textes de celui-ci sur des compositions inédites de celui-là, enfonce un peu plus le clou. Après le duo avec Isabelle Huppert sur Madame Deshoulières (2001) et la relecture folk de Pierre-Jean Béranger sur 1829 (2005), Jean-Louis Murat s’attaque, non sans un respect qui l’honore, à deux immenses personnages de la culture française, chantres de la contestation et de la contre-vie. Et le résultat est surprenant de classe. Alternant les ambiances musicales, ici folk, là ballade jazz-cool, ailleurs classique piano-voix, Jean-Louis Murat met son art au service de ses icônes. La réunion avec Denis Clavaizolle, superbe claviériste qui avait notamment officié sur l’indispensable Dolorès (1996), permet à notre ours mal lêché de s’ouvrir à nouveau vers tous les langages musicaux qu’il a approchés au gré de sa discographie désormais pléthorique et régulièrement excellente.

S’approprier textes éternels et musiques intemporelles des autres lui permet, provisoirement, de regarder en arrière et de brosser un portrait de son oeuvre, insistant sur une des sciences que la plèbe fainéante a tendance à oublier quand elle pense à lui, celle de l’arrangement. Car si on sait l’immense apport des textes de Baudelaire, si on reconnaît instantanément le travail du grand Léo sur des mélodies classiques et volumineuses, on ne peut qu’admirer la façon dont la modernité des deux hommes est parfaitement magnifiée par le travail d’orfèvre de Murat. Charles & Léo n’est pas un disque de transition, un passe-temps. Ce n’est pas non plus l’exercice de style d’un chanteur emmerdant qui gueule à qui veut bien l’entendre qu’il n’a décidément plus rien à prouver. Non, Charles & Léo est un album proprement superbe, travaillé dans le moindre détail, taillé dans la meilleure pierre issue de la veine la plus pure.

On a souvent eu l’occasion d’apprécier le talent de Murat pour s’entourer de voix féminines ad hoc. Charles & Léo ne fait pas exception. Cet amoureux des femmes, toujours prompt à donner un coup de pouce à de jeunes chanteuses en qui il croit (Armelle Pioline de Holden, Camille) ou qui le poussent dans ses retranchements (Jennifer Charles d’Elysian Fields), invite ici la prometteuse Morgane Imbeaud, chanteuse du jeune groupe Cocoon, à l’accompagner. Et Murat de lui réserver les pièces de choix du disque, mettant en valeur cette voix légèrement traînante et divinement langoureuse, notamment sur la superbe relecture qu’il offre de “L’Héautontimorouménos”, probablement le plus beau titre du disque.

Enfin, ceci n’arrangera pas l’ego surdimensionné de notre homme, les textes incroyablement brûlants de Baudelaire mettent indirectement en relief, si besoin était, la plume aventureuse et foisonnante du chanteur. Sans arriver au niveau du grand Charles, Jean-Louis est définitivement un auteur exceptionnellement doué, et nier cette évidence au prétexte d’un caractère prétendument rédhibitoire équivaut à se fermer à une oeuvre en passe de devenir magistrale, sinon essentielle. Bien qu’absentes ici, ses paroles nous reviennent en mémoire, même si elles baignent plus dans l’abstraction que celles du poète mort-vivant(-mort). Si les textes de Baudelaire sont de la nitroglycérine (dixit Murat), ceux de Murat sont du gaz sarin.

A noter que si Murat passe pour un antipathique, il n’en est pas moins généreux. Charles & Léo est livré avec un DVD enregistré live (mais sans public) à la Coopérative De Mai de Clermont-Ferrand. Le piano de Clavaizolle, la voix (et la chemise noire) de Murat, les interventions grâcieuses de Morgane Imbeaud, autant d’éléments qui font de ce film un moment fragile et envoûtant, renvoyant à l’inoubliable Parfum D’Acacia Au Jardin (en bien moins percutant et puissant, tout de même). Beau cadeau sur un disque qui ne l’est pas moins.

– Son site officiel