Vieille comme le monde, cette histoire qui lie un homme seul à quelques cordes, tendues pour se raconter, se suspendre à un désir, partager une mémoire. S’extraire un temps du strict contemporain, qui sied si mal aux révolutionnaires et stimule les conservateurs, bondir du passé au futur sur la foi d’un accord, d’un récit à poursuivre, d’un héritage à reprendre en mains ; mais, aussi, d’un chant à perpétuer et à amplifier, lorsque les cordes vocales et en nylon ne font plus qu’un. De ces guitares ou cette kora qui arrêtent le défilé ininterrompu des minutes, opposent à la réactivité épidermique du tout tout de suite une autre perception de l’instant – moins consommation éperdue en temps réel que conversation concertée sur la durée -, il nous a été donné d’entendre récemment trois exemples des plus remarquables.

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Ainsi du guitariste français Noël Akchoté, auteur d’un magnifique So Lucky qui nous occupe depuis plusieurs mois. Vingt morceaux joués sur une guitare acoustique ou électrique qui sont autant de reprises de chansons du répertoire de Kylie Minogue. Sur le papier, le projet suscitait déjà en soi l’intérêt : comment un jazzman affranchi, plutôt réputé pour ses improvisations arides, parfois à la limite du bruitisme, allait-il s’accommoder de la pop sucrée chantée par la star australienne ? Qu’allait-il rester de la svelte Kylie Minogue une fois sa musique passée dans le tamis expérimental du guitariste ? Surprise : transfigurés, nus sous un ciel étoilé, les morceaux de la belle n’ont jamais été aussi émouvants. Plutôt que de dissoudre le suc mélodique dans un fatras de cordes froissées, Noël Akchoté en conserve la savoureuse essence, rhabille le squelette de chaque chanson avec un doigté et un sens de l’harmonie d’une sensibilité jamais prise en défaut. Epuré à l’extrême, le célèbre tube “The Loco-Motion” se pare ainsi de quelques accords égrenés avec une douce patience, semble presque joué au ralenti, pure jouissance d’un musicien qui tord la durée pour mieux la faire sienne. Comme si le guitariste restituait avec parcimonie une musique apaisante qu’il entend au loin, dans les tréfonds de sa mémoire, une musique à la fois semblable et devenue autre, pareille et complètement nouvelle. Un cheminement enchanté, un frisson musical qui remonte le long de l’échine du temps, formidablement restitué à travers l’épaisseur du son et la fragilité du toucher. So Lucky, pour dire aussi que cette démarche n’a rien d’une pose pompeuse (la variété revue et corrigée à l’aune d’un haut savoir guitaristique), que ce grand disque tient bien plutôt d’un bonheur en marche, intime et radieux, simple battement d’un coeur sous la peau, caresse d’une main agile et voyageuse dans le sens des cordes.

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De voyages (intérieur, spatial et temporel), il est aussi question avec Churning Strides, le projet solo de Yann Tambour signé sous le nom énigmatique de Thee, Stranded Horse. Pourquoi louer le dépouillement le plus complet et utiliser une kora, cette harpe mandingue traditionnelle, quand on est un français amoureux des belles encres et autrefois plutôt bidouilleur en électronique touffue ? Pour revenir à la source des musiques folk, construire un pont de fortune entre l’Afrique et l’Angleterre ? Pas seulement. Volonté d’introspection ? Certainement. A ceci près que l’introspection, pas plus en musique que sur un divan, ne vise au fond à s’observer soi-même. Croire qu’un musicien affectionne le jeu en solitaire dans l’unique but de mieux se connaître est un leurre, voire un cliché romantico-journalistique qui a bon dos. « Qui souvent s’examine n’avance en rien dans la connaissance de lui-même. Et moins on se connaît, mieux on se porte » rappelle très justement Clément Rosset dans Loin de moi, sa passionnante étude sur l’identité. Face à son instrument, Yann Tambour n’a de quête que celle de la musique, de désir que celui de s’en approcher au plus près. Perce au cours des nombreux silences parsemés tout au long des morceaux de Churning Strides l’impérieuse nécessité de calmer le jeu, de respirer, d’ouvrir le temps. Moins se regarder à travers la musique que la laisser venir en soi, se répandre dans les tissus, inonder la chair. Un bain de musique vécu comme une renaissance, une purification de l’esprit. Peut-être même comme un rite de passage qui entretiendrait un rapport essentiel au passé (l’Afrique des griots, le folk anglais des années 70), transformerait une dette envers les morts – la reprise méconnaissable de Marc Bolan, “Misty Mist” – en une offrande offerte à l’avenir.

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A l’instar de Noël Akchoté et Yann Tambour, l’américain Tom Brosseau affectionne depuis ses débuts les ambiances épurées et intimistes. Contre toute attente, la présence sur son nouvel album – le sublime Cavalier – du producteur John Parish n’a pas changé la donne d’un iota et accentue encore un peu plus la propension au dépouillement du songwriter, souvent accompagné de sa seule guitare acoustique. Sur le mode de la confidence, les dix chansons qui composent l’album sont des sommets d’équilibre et de musicalité, magnifiés par une série d’ajouts sonores discrets et sensibles (quelques notes de piano, des battements sur un tambourin, une ligne de contrebasse, un dédoublement vocal, une trompette dans le lointain, des balais sensuels, une flûte traversière pensive…) qui magnifie une écriture à la première personne conjuguée à l’humilité. Alors que le courant folk a accouché ces dernières années de moult tâcherons, des chanteurs de seconde main certes doués, mais surtout pour parader à la place de modèles qu’ils pillent sans vergogne en faisant mine de leur rendre hommage, louons Tom Brosseau pour sa belle capacité à être d’un autre temps sans se parer du moindre effet de temporalité. Un autre temps ? Précisément celui, éternel, où le geste est subordonné à la parole, la musique au chant. Foin de marques de contemporanéité, d’images sépias, de déguisements circonstanciels et de mythes du solitaire pour appâter le client. Les plus grands songwriters ne sont pas seuls au monde, c’est le monde qui paraît bien esseulé sans eux. L’intimité n’est pas une condition dont ils font fortune, elle est une nécessité comme l’oxygène l’est à la vie humaine. Tom Brosseau ne tient pas son nombril pour un trésor, il appartient à cette famille précieuse de chanteurs sans âge ni sexe (plus que jamais on pense à la bouleversante Billie Holiday à l’écoute de Cavalier) qui, contre tout opportunisme moderniste ou revival triomphant, se contente modestement d’habiter chaque note suspendue à ses doigts et de raconter le plus sincèrement possible son histoire, qui est aussi la nôtre. Rudimentaire, lyrique, poignante, cette musique-là traversera les époques et les tempêtes comme elle le fait depuis des décennies.

– Noël Akchoté – So Lucky (Winter & Winter/Abeille Musique – 2007)
– Thee, Stranded Horse – Churning Strides (Talitres/Differ-Ant – 2007)
– Tom Brosseau – Cavalier (Fat Cat/PIAS – 2007)