Exilé à Berlin, le trio américain n’épargne toujours pas sa batterie. Mais le jeu de massacre continue avec tout ce qui constitue, de près ou de loin, la musique d’aujourd’hui. Les dommages collatéraux sont effroyables.


C’est dans une charge convulsive terrifiante que débute le troisième effort de Liars. “Plaster Casts Of Everything” assomme littéralement avec cette batterie martiale, ces guitares à la machette, ces roulements de basse telluriques et ces voix à l’agonie. Même le finale, presque power pop, étrille les tympans et détruit avec un acharnement d’une rare violence la moindre velléité de résistance. On a vu entrées en matières moins hostiles, d’autant que “Plasters Casts Of Everything” est le single chargé de soutenir cet album. Et à cette musique pour le moins antipathique s’ajoute un clip qui laisse le spectateur horrifié. Une poursuite en voiture, dans la nuit, dont le chauffeur possède plusieurs visages superposés, lui ôtant la moindre étincelle d’humanité, et dont les victimes sont des femmes nues de tous âges, toutes couleurs, et toutes silhouettes. Une conceptualisation du rapport à la vie pour le moins suicidaire. Du David Lynch restauré au cutter.

On l’a compris, les Liars ne sont pas là pour amuser la galerie. Mais si les trois compères s’évertuent à officier très loin d’une scène rock respectable, ils ne lui portent pas moins un regard acerbe. Cette conscience accrue du convenable, du respectable et de la joliesse facile, les Liars la portent à bout de bras, comme si elle les dévorait de l’intérieur. Ils ont fini par s’y confronter pour en offrir leur version pour le moins acide.

Voudraient-ils s’attirer un public plus large en lorgnant du côté d’expérimentateurs plus humains tels Gorillaz ou Beastie Boys, au hasard, ils offriraient “Houseclouds” et son hip-hop noir en pâture. Plus loin, c’est l’electro pop de Radiohead qui se voit démembrée; “Leather Prowler” utilise en effet des instruments classiques sur fond de beats hypersaturés, et le piano se désaccorde en même temps que les guitares givrent, pour finir par sonner aussi juste que les crissements de freins d’une locomotive vapeur monstrueuse lancée en pleine puissance sur un mur du son.

Le soleil n’est pas le même pour tout le monde, et cela semble encore plus vrai dans leur Californie d’origine. Trop chaud, trop agréable, trop tendance. Ceci expliquerait-il leur migration vers la capitale européenne de l’electro la plus décharnée, Berlin ? A moins que ce soit la seule ville à même d’accueillir à bras ouverts leur mal-être. On n’en sait rien, et ce n’est pas la question. Seul le résultat compte, et de ce point de vue, Liars est une réussite totale. Quitte à s’attaquer à des musiques que tout le monde connaît. Sur leur page MySpace, à la rubrique similaire à, il est stipulé «something you could do». Ben non, les gars. Car même votre trip-hop presque cool “Sailing To Byzantium” pue la mort, et heureusement, il reste encore des vivants pour écouter votre musique.

Cette lutte acharnée avec le mainstream semble être le moteur de ce disque. De la musique de western – “What Would They Know” – au punk rock pur et dur – “Plaster Casts Of Everything” -, du hard rock – “Clear Island”, ou “Cycle Time”, que l’on croirait (c)hantée par des Led Zep la tête hors de l’eau mais les pieds lestés d’un énorme bloc de béton – au trip-hop, en passant par le hip hop, tout ce qui fait l’actualité aujourd’hui est ici concassé, piétiné et brûlé. “Freak Out” pousse même le vice jusqu’à dépiécer conscienceusement le pourtant si sympathique surf-rock.

Ainsi de bribes de pop en lambeaux de rock, en passant par des oripeaux d’electro sardonique, Liars soumet à sa meule la musique des copains. Mais ceci serait vain si derrière ne se camouflait une certaine idée de l’hédonisme, un plaisir sadique à voir souffrir autrui. Et comme tous les grands malades, écrasés par leur talent, leur science est mise à profit d’une activité morbide, certes, mais vitale pour eux. Le tueur en série ne massacre-t-il pas parce qu’il est certain de trouver, dans ses meurtres, un équilibre psychique qui lui convient ? La musique de Liars pose ainsi la question de la normalité. Est-ce la mélodie bien troussée, ourlée sous des arrangements lisses et bienfaiteurs qui est bonne, ou est-ce au contraire la déconstruction, les brisures, le sang et les oeuvres lézardées qui sont naturels ? Et le bonheur de vivre ne serait-il qu’un paravent dont le but serait de camoufler l’horreur ? Et si la folie était la norme ? Certes, voici un thème archi-éculé, mais qui fait encore aujourd’hui feu de tout bois et qui ne sera jamais très loin de tout fait divers sordide ou de grande opération de mort. Les Liars se voient ainsi en Comtes Zaroff de leurs voisins musiciens, pratiquant la chasse à l’homme comme d’autres la chasse aux papillons.

Si l’expérience offerte ici livre son comptant d’hémoglobine et n’arrange pas le conduit auditif, il n’en demeure pas moins que le trio maîtrise son sens de la déconstruction radicale avec brio. Car il n’y a rien de la pose ici. Si Liars est un disque de grand malade, c’est surtout un grand disque, même malade. Et preuve que tout trace de vie (sociale) n’a pas complètement abandonné les trois gusses, ce sommet bruitiste et douloureux s’achève par une ballade aussi noire que sobre. “Protection”, à ne pas confondre avec la douce chanson éponyme de Massive Attack, lève un peu le rideau, et dévoile trois grands garçons plutôt mélancoliques, pas forcément heureux de la mission dont ils se sentent investis. “Protection” est même une chanson poignante, un cross-over entre Joy Division et Grandaddy, avec cette batterie pulsative, ces voix implorantes et ces nappes de claviers lunaires.
Ce disque commence dans la violence ultime et s’achève dans la tristesse toute nue, un passage de la mort à la vie tortueux, insupportable parfois, mais qui laisse entrevoir que même les yeux crevés et le coeur arraché, les pires pessimistes y croient encore.

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