Avec ce remarquable second album, le duo d’Elysian Fields propulse son side project au rang des grandes formations qui concentrent dans leur musique éclectisme, audaces formelles et célébration enivrante du Monde.


En 2001, Oren Bloedow et Jennifer Charles enregistraient un album éponyme sous le nom à consonance latine de La Mar Enfortuna. Paru dans la série « Radical Jewish Culture » du label Tzadik de John Zorn – dont le riche catalogue dédié à la musique juive compose une mosaïque de sons particulièrement bigarrée -, un an après la sortie du vénéneux Queen of the Meadow, ce disque montrait une facette insoupçonnée du duo. Accompagné d’une bonne quinzaine de musiciens (clarinette, violon, violoncelle, flûte, accordéon, percussions, trombone…), le groupe y reprenait en effet des chansons traditionnelles, à la fois issues d’un répertoire arabo-andalou et représentatives de la diaspora juive, a priori plutôt éloigné de son univers musical situé aux portes du rock crépusculaire et du jazz charnel. En réalité, loin de constituer une simple pause récréative entre deux albums, La Mar Enfortuna venait prolonger et réinventer l’esthétique du duo (à l’époque en quête d’un nouveau label) en fécondant de nouveaux territoires – comme le funk, la musique hébraïque, le flamenco ou encore l’avant-garde rock -, sans que l’un prenne le pas sur l’autre et l’ensemble ne se transforme en un patchwork indigeste. C’est au contraire la cohérence et l’homogénéité du projet qui impressionna d’emblée, tout comme son pouvoir de fascination et son immédiate beauté.

Six ans après ce début prometteur, Convivencia, dédié au poète Federico Garcia Lorca, se nourrit des mêmes ingrédients originels : musique sérafade du XIe et XVIe siècle, chansons traditionnelles et populaires d’inspiration moyen-orientales – revues à l’aune du rock, du jazz ou de la pop dévoyés – chantées tantôt en arabe, en grec, en espagnol, en araméen et en anglais, participation de nombreux musiciens additionnels, production de John Zorn… Ne serait-ce que sur le papier, ce deuxième album réfute toute idée de frontières et de sclérose culturelle. Lorsque Jennifer Charles interprète en arabe, de façon langoureuse, “Ya Kalbi Khalli Hall”, sa voix suave et volontiers sensuelle se modulant en fonction des arabesques de l’oud joué par Oren Bloedow, sans doute faut-il y entendre beaucoup plus qu’une provocation facile : l’émancipation de la femme se trouve moins célébrée par le biais de la musique qu’elle ne sert de levier à l’expression d’une voix (juive en l’occurrence) qui traverse siècles et territoires pour chanter le partage, la « coexistence » culturelle, autrefois coulant de source, aujourd’hui source de sang qui coule.

De même, l’inattendu finale de “Pali Mou Kanis To Vari”, sorte de montée en puissance soutenue par l’association de plus en plus enlevée batterie/guitare électrique/omnichord, subtilement attisée par une clarinette vindicative, injecte le rock brut dans les veines d’une chanson grecque d’un autre temps. Contraste aucunement artificiel, tout autant actualisation vibrante du passé et mise en perspective d’un dialogue fertile, qui outrepasse la vulgate du choc des cultures et échappe à l’étiquetage worldisant. La Mar Enfortuna n’est pas de ces groupes « nouveaux riches » qui, lassés de leur propre personne, vont chercher ailleurs de quoi se divertir d’eux-mêmes, visiter quelques pays oubliés afin d’en ramener des trésors cachés, brandis ensuite comme des faire-valoir. L’impossibilité reconduite de morceau en morceau à catégoriser la musique entendue, à lui assigner une unique provenance, témoigne de son extrême sophistication et de la fluidité des arrangements d’Oren Bloedow, passé maître dans l’ornementation et l’incursion de détails aussi variés qu’étonnants. Minutieusement incorporés à l’ensemble (guitare, accordéon, piano, dumbek sont souvent utilisés en contrepoint), ces motifs instrumentaux étendent le champ sonore bien au-delà des attentes que suscite un tel projet.

De musique du Monde, il est bien question dans Convivencia. Mais pas vraiment celle qu’on aime à nous vendre sous ce terme arrogant. Car la « musique du Monde », pose en soi une distance, l’énoncé ainsi formulé pointe une regrettable mise au banc : dans cette musique-là, le « Monde », c’est l’autre, celui précisément auquel je ne saurais appartenir, moi consommateur occidental. Tout l’inverse du Monde célébré par La Mar Enfortuna. Réduire la démarche du groupe à la simple relecture moderniste d’un répertoire oriental, interprété à l’aune d’un regard occidental, reviendrait à lui assigner des habits – volontiers exotiques – dont il se refuse à se draper. Peu portés sur la mise en avant de particularismes figés dans le marbre (de ce point de vue, La Mar Enfortuna se situe aux antipodes des illustrations amidonnées de Beirut), Oren Bloedow et Jennifer Charles s’évertuent plutôt à fondre langages, grammaires, styles et esthétiques, de sorte non à en gommer les aspérités, mais à les faire résonner entre elles, à tisser des liens sonores et aboutir à un grand Tout musical, singulier et atemporel. Ils ressuscitent ainsi sans déférence une période troublée par les conquêtes ottomanes et l’Inquisition au cours de laquelle pareil mélange, qui convoquait un âge d’or culturel déjà en voie d’extinction, n’allait pas seulement de soi, mais s’imposait aussi comme une nécessité au renoncement. Une forme de résistance musicale à l’uniformisation et au cloisonnement, toujours d’actualité.

– Le site de Elysian Fields/La Mar Enfortuna

– La page Myspace du groupe

– Le site de Orkhêstra