Surcharge de décibels et spleen rock ténébreux sont au programme du nouveau side-project de deux grands messieurs du rock alternatif US, Greg Dulli et Mark Lanegan. Avec Saturnalia, la comète The Gutter Twins vise la mise en orbite immédiate. Mission plutôt réussie.


Quelques privilégiés ont pu le vérifier à l’occasion de leur unique date parisienne donnée en février : la présence dégagée sur scène par ces deux géants – et pas que par la taille – en impose franchement. The Gutter Twins ont scellé un pacte du sang, comme si l’aura de Frank et Jesse James fraichement réincarnés se plantait devant vous. A notre gauche, Greg Dulli, fumeur invétéré et ex-meneur des embrasés Afghan Whigs, désormais étoile noire des Twilight Singers. A notre droite, Mark Lanegan, regard de bulldog au pédigrée noble, ex-voix charbonneuse au sein des Screaming Trees, aujourd’hui acolyte régulier du viril Josh Homme (QOTSA) et de la gracieuse Isobel Campbel. L’association de ces deux monuments – tous deux mériteraient l’édification d’un Mont Rushmore du rock 90’s en leur honneur – est un double évènement, car les frères gouttières ont aussi renoué symboliquement avec Sub Pop, ancienne armoire à chemises grungy en leur temps, aujourd’hui devenue aristocratique avec la pop taillée sur mesure des Shins. Il y a de la nostalgie dans l’air…

Si le projet Gutter Twins mijotait patiemment depuis cinq ans, nos amis de longue date en avaient tout de même déjà donné une petite idée sur deux alléchantes et enlevées reprises de Massive Attack et Fat Freddy’s Drop parus sur un EP des Twilight Singers en 2006. Mais nul ne doutait qu’avec une telle association, la poudre allait parler. Saturnalia s’avère un disque délibérément électrique, très rentre-dedans, où les guitares se taillent la part belle du gâteau – une forêt noire ici en l’occurrence. Les riffs tachent un peu, chose parfois regrettable comme sur le très remonté “Idle Hands” (avec Joseph Arthur en renfort aux choeurs), plombé par des guitares produites à la sauce Seattle mais avec 15 ans de retard, sans parler des cordes orientales se posant comme un poil de mammouth sur la soupe. Néanmoins, les compositions sont épatantes dans l’ensemble, et par-dessus tout, le disque est transcendé par les voix des deux patrons. La gorge grave, singulièrement raclée de Lanegan (terrifiante sur le décompte cauchemardesque “All Misery / Flowers”) se révèle particulièrement harmonieuse alliée à celle de cendres et haute de Dulli. Entendre deux des plus belles voix du rock US – et qui plus est, prenant de la patine avec le temps – sur un même disque contribue indéniablement au crédit de l’ouvrage.

Sur les douze titres réunis, il apparaît évident que Greg Dulli est le maître d’oeuvre du projet, signant seul ou co-signant avec Lanegan l’essentiel de Saturnalia, l’ex-Screaming Trees ayant seulement crédité deux morceaux de sa personne. Dans ses phases les plus épiques, le disque rappellera pour beaucoup la ferveur des Afghan Wighs dans leur pendant le plus rock. Tel ce “God’s Children” porté par sa tension crescendo et son refrain d’une classe indicible, un single évident si tant est que la chose s’en rapproche. Rangés l’artillerie rock et quelques arrangements électro boiteux (“Each to Each”), le duo s’essaie aussi à des ambiances plus intimistes et réussies, imprégnées d’une esthétique blues gothique. Lanegan apporte son grain de crooner d’outre-tombe sur une exceptionnelle ballade vaudou, “Seven Stories Underground”, et sur “Bête Noire”, enfumé d’un superbe Fender Rhodes. Dulli, lui, se surpasse sur une sombre histoire de coeur écorché, “I Was in Love With You”, virant à la symphonie Abbey Road du plus bel effet. Au regard de ces instants totalement habités, la jeune garde devrait prendre quelques notes, car ce sont de vraies personnalités de ce calibre qui manquent un peu de nos jour dans le monde du rock. Ou bien alors, c’est que le charisme ne s’apprend pas.

– Lire également notre entretien avec Greg Dulli (2006)

– Le site officiel des Gutter Twins