Consternantes, une fois encore, furent Les Victoires de la musique du 8 mars dernier. Le contraire nous eût étonnés, aussi ne feignons pas ici de nous intéresser à cette tartuferie télévisuelle au titre volontiers déplacé, ni de nous offusquer outre mesure de ce marigot de mondanités auprès de lecteurs assurément acquis à notre cause. Ce débat-là est d’un autre temps. En revanche, plutôt que d’alimenter la polémique à peu de frais, arrêtons-nous sur deux albums français bien du nôtre, de temps, qui célèbrent la musique de la plus belle des façons. Tout d’abord, No Sport, grand disque de Rodolphe Burger, l’ex-leader de Kat Onoma de retour aux affaires après une retraite solo d’une dizaine d’années avec son meilleur effort à ce jour. Ensuite, Dog Songe, chef-d’oeuvre – et on pèse nos mots – de Marcel Kanche, auteur compositeur injustement ignoré, pas loin d’être l’égal d’un Léonard Cohen, dont il faudra bien un jour se décider à fêter comme il se doit la discographie riche de six albums.
Une bonne chanson tient à pas grand-chose. Un saupoudrage de mots et de notes, une mélodie accueillante qui se déploie sans baisse de tension, imparable comme on dit, simple en apparence, mais plus complexe qu’elle n’en a l’air, justement. “Vicky”, quatrième morceau de No Sport : introduction pleine de promesses au piano, voix chaude qui sait séduire, mots articulés avec parcimonie, étrangeté fascinante du texte, choeurs féminins avenants qui disparaissent comme un mirage, batterie balayée, discrète mais impliquée, guitare plus caressée que caressante.
Difficile de ne pas se jeter à l’eau avec la « Viking Girl » en question. De quoi parle cette chanson ? On ne sait trop. D’une femme frileuse à réchauffer au souffle de l’amour partagé, on l’imagine, d’une terre inexplorée et sauvage à conquérir, sans doute. Le texte est signé conjointement Rodolphe Burger et Olivier Cadiot (qui retrouve aussi sur le disque son compère/parolier de La Revue de littérature, Pierre Alferi), écrivain adepte du cut-up, de la greffe de fragments littéraires et du métalangage citationnel, complice du chanteur depuis On n’est pas indiens c’est dommage, un album-concept sorti en 2000 autour de la langue welche.
Pour l’un et l’autre de ces passionnés de la langue française, le sens premier des mots importe moins que les images qu’ils laissent entendre, que le son et le rythme qu’ils génèrent. Comme si leur mise en présence côte à côte relevait d’un montage sonore de signifiants susceptible en dernière instance d’enrichir le signifié, de se jouer du sens et d’interroger leur essence à l’aune des possibles ainsi suggérés. Rapportée au format de la chanson, la démarche, le plus souvent convaincante, trouve toutefois ses limites lorsque le jeu spéculaire avec ces mots semble l’emporter sur le contenu et que le caractère évasif des tournures confine à l’exercice de style un peu vain (“Lover Dose”, “Je tourne” ou “J’erre” pêchent quelque peu par excès de tarabiscotage et défaut de consistance). Réflexe gainsbourgien du phrasé idoine qui en impose et de la rime bien placée qui se doit de faire mouche à chaque coup. Surtout : une tendance à cultiver l’obscurité comme si elle était gage de profondeur. Plis et déplis d’une langue par trop attirée par les circonvolutions et zones d’ombres, au risque d’y perdre un peu de sa superbe.
Pareil écueil ne menace pas en revanche l’écriture brûlante de Marcel Kanche, pourtant pour le moins conjuguée à la noirceur. Poète, Kanche l’est assurément, jusqu’au bout des mots. Tutoyant Verlaine et Rimbaud, ses chansons cristallisent un tempérament tourmenté, porté par la mélancolie et la mort, cette mort au travail qui bât au coeur de Dog Songe. Le verbe est dense, solennel même, et se repaît d’ombres. L’exigence, le beau style, l’absence de compromis, l’univers sans chapelle, il y a tout ça chez Kanche. Sans pompe ni amphigouri. Quant il s’agit de chanter la disparition de l’amour (“A l’affût d’une carapace”), les mots claquent et résonnent à la manière d’une sentence implacable : « Nous étions faits de chair à l’affût d’une carapace, d’un amour sans failles/Puis des armées de secondes ont creusé les plis de nos visages ». Pas de fiction, de subterfuge, encore moins de Dieu auquel se raccrocher. La mort qui avance est regardée dans les yeux, dans toute la clarté de la nuit, comme une évidence avec laquelle il faut composer, coûte que coûte. Et lorsque l’auteur chante à son Amour “Y sera-tu ?”, s’imaginant déjà plongé corps et âme dans les ténèbres, c’est bien sa concision verbale qui nous bouleverse au plus profond : « Y aura-t-il des anges déchus qui te porteront sur leurs épaules nues/Alors y seras-tu, y seras-tu/Oh mon Amour ».
Tours et détours du langage trouvent en fait leur pleine justification sur No Sport quand ils constituent l’enjeu principal de la chanson. En ouverture, “Avance”, écrite par le seul Rodolphe Burger, en dit long sur la méthode du musicien. Un narrateur/portraitiste omniscient y met en place son amour/modèle, le positionne dans l’espace tout en lui indiquant précisément la pose à prendre. La parole décide de l’attitude à adopter, biaise les sentiments. On ne se touche pas, on se tourne autour, on se rapproche pour aussitôt s’éloigner, on se jauge, on désire moins ce qui se découvre, que ce que l’on recouvre à bon escient de mots. « Je chante ce qui ne se dit pas/Je t’aime mais ça ne te regarde pas », précise Burger au creux d’un refrain. Lorsque la teneur du texte se veut plus engagée, comme sur “Ensemble”, le procédé demeure identique : les choses ne sont pas dites ouvertement, le recours aux courbes du langage est préféré à la ligne droite, la figure de l’oxymore impose sa loi et l’engagement fait l’économie du message asséné le poing sur la table. Le choix précis des mots, leur place idoine dans la phrase, la façon de les faire sonner et de mettre l’accent dessus au moment opportun, sont autant de procédés destinés à éveiller un instant une visée (politique, sentimentale) qui ne cesse de se dérober à mesure qu’elle se dessine.
“Marie”, duo avec le grand guitariste James Blood Ulmer, réussit de ce point de vue l’impensable. De quelle Marie s’agit-il ? Qui est cet homme seul enfermé dans un cachot et qui a perdu la foi ? Le doute est permis, le mystère savamment entretenu avec ce blues franco-américain décalé, repeint aux couleurs du Delta de sorte à ne point forcer l’interprétation. Fausse pudeur et veules pensées diront certains. Art délicat du contournement plutôt, qui rend les choses, fussent-elles tragiques, à leur légitime complexité. L’apport de musiciens aguerris et d’arrangeurs inventifs (Doctor L., fidèle collaborateur de Burger depuis le précédent Meteor Show, et Vincent Artaud) se montre déterminant sur No Sport pour établir des ambiances interlopes qui puissent s’appliquer à la diversité d’idées et d’orientations prônées en filigrane dans les textes. Les compositions établissent ainsi une géographie musicale contrastée, étendue de l’Afrique aux Etats-Unis, riche de ramifications, oscillant entre la marge du rock indé et la chanson française aventureuse, défrichant des espaces vierges tout en installant des atmosphères obliques.
Plus homogène, Dog Songe revendique d’emblée un lyrisme poétique et une unité de ton crépusculaire. « C’est une pluie de terre qui nous fera taire/C’est un chemin de cendres qu’il nous faudra descendre », chante avec sa voix de baryton Marcel Kanche sur “Pluie de terre”, le sixième morceau de l’album. L’émotion est alors à son comble. L’ambiance, certes, pas vraiment à la rigolade. On pourrait taxer le musicien de parer ses chansons d’habits funestes, d’avoir un goût trop prononcé pour la morbidité. Ce serait là passer à côté de l’essentiel : la lucidité se doit de congédier les paravents de fumée. Rien ne doit être espéré, nous rappelle Kanche, le réel est d’une noirceur saisissante. Un tel regard sur le monde, volontiers nietzschéen, n’a rien de désespérant si tant est qu’on préfère les lanternes aux vessies. Plutôt que de croupir dans l’illusion publicitaire d’une vie meilleure partagée par tous, Marcel Kanche endosse le costume du visionnaire, à l’écart de la meute et des préoccupations normatives. Le registre cathartique des compositions, la tension qui s’en dégage, la puissante beauté qui en émane tend à glorifier malgré les apparences la pulsion de vie plus qu’à constituer une invitation consentie au suicide.
L’association du piano, des cordes (violon et violoncelle), de l’accordéon, de l’harmonium, de la guitare acoustique, d’une voix féminine et l’absence de batterie, renforcent ce sentiment de poignante intimité qui prévaut dès les premières minutes. Sur trois titres, une guitare électrique rocailleuse vient rôder et suggère une échappée plus rock. Le reste du temps, la sobriété de l’instrumentation sert à merveille cette écriture des ruines de Marcel Kanche et cette voix qui s’élève au-delà de l’abyme, cherche l’aube, sonde le silence, toujours conquérante. Intemporel, voué donc à durer, Dog Songe se veut débarrassé des afféteries de la mode, fidèle à une tradition de la chanson française majuscule. A une époque où seul le nouveau semble avoir droit à la reconnaissance, ce rapport au passé, aux racines (la terre et la glaise sont omniprésentes dans les textes de Kanche) devient un forme d’anticonformisme par excellence. Avec ses fulgurances, cette musique profane le contemporain et se libère par la même occasion du filet de poncifs habituellement tendu sur les oeuvres qu’il met au monde.
– Rodolphe Burger – No Sport (Capitol/EMI – 2008)
– Marcel Kanche – Dog Songe (Caramba – 2008)
– Le site de Rodolphe Burger
– Sa page Myspace
– Le site de Marcel Kanche