Six ans après une superbe Imprudence discographique, l’incontournable Alain Bashung change de cieux musicaux sans perdre de sa suprême hauteur.
D’abord s’enorgueillir : trois disques de la qualité de No Sport (Rodolphe Burger), Dog Songe (Marcel Kanche) et à présent Bleu Pétrole, sortis à quelques semaines d’intervalle, est chose suffisamment rare en ce pays pour que l’on s’en félicite sans réserve. D’autant que la moyenne d’âge des trois protagonistes, proche de 60 ans, tranche allégrement avec ce jeunisme galopant qui n’en finit pas de dicter sa loi et d’accoucher d’épigones plus fades les uns que les autres. Mais l’ancienneté n’est pas la seule donnée qui autorise un rapprochement entre ces trois auteurs majeurs hexagonaux. S’ajoute aussi un goût partagé pour la musique américaine (blues, country alternative, folk) et une certaine idée du songwriting haut de gamme, incarnée par la figure choyée du Canadien Léonard Cohen, que l’écriture de Kanche évoque sans faillir et Bashung reprend sur Bleu Pétrole avec une version radieuse de “Suzanne”. Une célèbre chanson, déjà francisée par Graeme Allwright, qui constitue à elle seule un bon indicateur de sa démarche adoptée sur ce nouvel album. Evoquant, dans la forme comme l’interprétation, l’originel morceau, mais sans mimétisme paresseux, ni désir de se substituer à son modèle, cette relecture légèrement détachée nous renseigne sur l’homme Bashung, singulière présence qui se glisse dans les mots d’un autre afin de poser ses valises et faire le point. Surtout ne pas se confondre avec son ami américain, ne pas enfiler sa chemise, forcément trop grande. Marquer ses distances, plutôt, et se réaliser justement dans cette distance respectueuse, dans cet écart de conduite où l’on s’octroie une place à prendre et une parole à faire entendre – soit tout le contraire des récents bambins de Coming Soon déguisés à s’y méprendre en pathétiques folksingers apalachiens.
D’Alain Bashung, on attendait en fait à peu près tout, exigeants comme il se doit, excellent passif musical oblige, le dernier L’Imprudence comme hypothétique oeuvre maîtresse indépassable. A cet égard Bleu Pétrole, album varié et accessible, ne déçoit pas, en premier lieu parce qu’il se démarque nettement de son prédécesseur, dont le monolithisme solitaire et triomphant n’appelait aucune descendance (Dominique A se sera risqué à le prolonger à sa manière avec Tout sera comme avant, sans convaincre outre mesure, et fut d’ailleurs consulté de prime abord pour participer à Bleu Pétrole). Un changement de cap qui tient aussi au fait que le musicien a ouvertement décidé cette fois-ci de s’effacer (il est co-crédité sur trois morceaux seulement), confiant l’essentiel de l’écriture et la composition à des auteurs issus de différentes générations (Gaëtan Roussel, Joseph d’Anvers, Armand Méliès, Gérard Manset) et la production au new-yorkais Mark Plati, retouchant toutefois ici ou là tels détails, tournures de phrases et arrangements, endossant la plupart du temps les habits de l’interprète libéré et concerné.
C’est d’ailleurs ce qui frappe d’emblée à l’écoute de Bleu Pétrole : le chant souverain de Bashung. Qu’elle témoigne de limpidité (“Résidents de la république”, « Sur un trapèze »), presque d’espièglerie (« Le Secret des banquises »), de décontraction (« Il voyage en solitaire ») ou encore de rage rentrée (« Je tuerai la pianiste »), sa voix se découvre, se risque à une frontalité bienvenue, sans perdre de sa puissance et de ses sombres reflets. Sur les neuf minutes de “Comme un Légo”, intense litanie sur la petitesse de l’humanité écrite par Gérard Manset, emprunte de gravité, elle charrie un désenchantement façonné à même les mots, les plis et rets d’une langue sinueuse et belle, parfaitement domptée et intégrée au phrasé inquiet du chanteur.
Effacement, certes, mais entendons-le alors comme un moyen propice à l’observation attentive, une façon de s’extirper du quant-à-soi, de son petit monde (musical d’abord, tant Bleu Pétrole semble conçu pour séduire un large public, sans céder aux facilités radiophoniques), afin de prendre du recul et le pouls de celui des autres. D’où ce retors paradoxe : au relatif désengagement de Bashung le musicien répond un engagement plus marqué de Bashung le citoyen. Porte-parole, porte-voix, Alain Bashung distille ses idées de biais, seul moyen de durer, gratte la surface de quelques vieilles vérités sans polémiquer, égratigne les révolutions qui ne voient pas plus loin que le bout de leur drapeau (« Et si l’on se disait le contraire/ Ou si l’on ne disait rien/Si l’on construisait les phrases à l’envers/Ou si l’on soulevait demain », chante-t-il sur “Je t’ai manqué”). Que l’on se rassure néanmoins, le chanteur ne se colle pas au politique pour réveiller les consciences endormies et apporter des solutions clefs en main. A l’horizon, pas de bleu azur, mais bien un ton « pétrole », des doutes et de pacifiques revendications. Interpréter des chansons revient à se faire proprement l’interprète de son époque, à composer avec elle, saisir ce qui se joue en elle. Et si l’Amérique de Woody Guthrie ou Bob Dylan sert de toile de fond musicale à ce Bleu Pétrole, c’est pour mieux signifier la tradition contestataire des pionniers du genre à laquelle l’album à son meilleur se frotte. Dernier morceau : une reprise folk à la slide guitare et à l’harmonica de “Il voyage en solitaire”, chanson de Gérard Manset datant de presque trente ans, comme pour dire que les combats d’un jour, d’une génération (celle des années 70 en l’occurrence), ne sont jamais derrière soi.
– Le site de Alain Bashung
– Sa page [Myspace
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