A 28 ans, avec sa belle gueule, sa voix d’ange, ses chansons douces teintées de mélancolie et son séduisant jeu de guitare acoustique, le nouveau venu John Shannon n’aurait pu être qu’un énième singer-songwriter romantique, talentueux de surcroît. Celui-ci chassant celui-là dont on a déjà oublié le nom. Mais, cette fois, davantage que d’habitude, quelque chose nous arrête, nous fait tendre un peu plus l’oreille. Une première impression, d’ailleurs pas forcément source d’enthousiasme au stade liminaire de l’écoute, que ces chansons épousent la courbe d’une étrange monotonie, chacune semblant se terminer là où elle a commencé, et où débuteront à peu près les suivantes. C’est l’intéressé en personne qui, au sujet de cette circularité manifeste, saura le mieux nous éclairer, expliquant dans le dossier de presse que son album a été enregistré suite à une expérience spirituelle dans le désert : « Après avoir passé quatre jours dans un cercle dans le désert, ne buvant que de l’eau, j’ai eu la sensation à un moment précis d’avoir toujours été là et c’est ce qui m’arrive à un certain niveau dans la musique ». Comme les deux Gerry du cinéaste Gus van Sant, John Shannon a arpenté le désert d’Arizona et éprouvé la sensation du vide dans les plus extrêmes conditions d’ascèse, jusqu’à se fondre dans le paysage, jusqu’à se perdre pour guérir (le titre “Forgiveness” n’ouvre pas l’album innocemment) et renaître. Et du cercle à même le sol qui fut sa demeure naturelle, il a tiré le modèle architectural de ses chansons : « J’en viens à l’idée que toutes mes chansons sont des fractions d’une seule grande chanson ».
Ce préambule artistique ainsi posé, le jeune homme blond un peu trop lisse de la pochette d’American Mystic laisse place à une figure nettement plus fascinante, qui aura tôt fait de substituer à la polie attirance que l’on porte d’habitude à ce type de musique un intérêt non feint. Il faudra donc passer outre les apparences, dépecer le visible, aller voir – ou plutôt écouter – ailleurs de quoi il retourne. Car les chansons de John Shannon viennent de loin, le musicien n’est pas homme à chanter pour rien, se montrer ou amuser la galerie à moindres frais. Prendre sa guitare, faire sonner les cordes, laisser sa voix s’envoler au-delà de soi, voilà qui n’est pas pour lui un métier, ou alors celui de vivre. Il se dégage d’American Mystic une telle sensibilité à fleur de peau que l’on pourra difficilement reprocher à son auteur de ne pas croire à ce qu’il fait. Et cela dépasse la seule question d’honnêteté – dont on ne devrait pas si souvent se féliciter à propos des musiciens tant cette dernière devrait être consubstantielle à tout geste artistique digne de ce nom. Pour ce guitariste, qui a commencé son apprentissage de l’instrument dès l’âge de 6 ans, composer, jouer et chanter sont les fondements d’une quête de vérité sans cesse remise sur le métier, sollicitent raison, chair et muscles, puissances expressives et introspection mêlées. Plutôt que de verser dans le déballage impudique d’une intimité révélée au grand jour, John Shannon préfère la poésie et les métaphores universelles, se couvrir de mots et déshabiller sa seule musique, rendue sensible et fragile, expansion sonore d’un corps qui vibre jusqu’au bout des ongles et trouve dans la technique du finger picking logiquement sa raison d’être.
Féru d’improvisation (il a enregistré trois albums avec le trio avant-gardiste Waking Vision), John Shannon ne la pratique que pour mieux s’échapper, accéder à un état de conscience que le jeu plus classique ne lui permet sans doute pas d’atteindre. Sur American Mystic, son songwriting, s’il ne déroge pas aux règles usitées du couplet-refrain, incorpore malgré tout des libertés harmoniques qui le distinguent d’emblée de celui de bon nombre de ses confrères folkeux, à la technique souvent plus limitée. Chaque chanson se déploie ainsi sur deux niveaux : en avant, la voix feutrée (parfois proche du chuchotement) et la guitare acoustique (virtuose sans être ostentatoire) forment un aplat sonore captivant qui accapare l’oreille, alors qu’au second plan d’autres instruments (une guitare acoustique ou électrique, un violoncelle, une contrebasse, des choeurs, une voix féminine, celle de sa compagne Caroline Mac Mahon) s’articulent très finement à la trame dominante, de façon presque inaudible de prime abord. Au fil des écoutes, une complexité progressivement révélée se fait jour, communique aux chansons de John Shannon une beauté de l’ordre de l’ineffable, dont on devine sans mal qu’elle est précisément ce à quoi aspirait ce sage musicien. Gratter la surface un peu affectée de ces chansons, et occasionnellement avec le prêchi-prêcha qui perce ici ou là (notamment celui en rapport avec une dame Nature salvatrice), s’avère être le meilleur moyen de saisir l’étendue comme la profondeur de cette musique, d’approcher (de) son esprit.
Si des ballades comme “Somewhere” (un petit chef-d’oeuvre d’équilibre vocal et de poésie instrumentale, bouleversant au moment où intervient subrepticement le violoncelle) ou “Falling into All” (sur laquelle le chant de Shannon atteint des sommets d’émotion, notamment par l’intermédiaire d’une grande maîtrise de la respiration) séduisent immédiatement, des morceaux comme “Lion’s Mane”, “Among the Sea, Among the Star”, ou encore “Butterfly” nécessiteront en revanche d’y revenir plusieurs fois afin d’en mieux percevoir toute la richesse et le tremblement intime qu’ils recèlent. A l’instar de musiciens exigeants et inclassables comme Nick Drake, John Martyn ou Tim Buckley, John Shannon puise dans le folk, le blues et le jazz les idiomes d’une musique qu’il fait sienne, transfigure, et dont on perçoit d’ores et déjà qu’elle repose sur un patent désir d’affranchissement, un absolu musical qui outrepasse bon nombre de canons en vigueur. Si nous n’irons pas jusqu’à prétendre pompeusement que John Shannon a l’étoffe musicale de ces héros (pour se faire, il lui faudra encore franchir un palier dans l’exploration, se risquer à des déviances moins balisées et se départir d’une certaine forme de naïveté), nous ne serions toutefois pas surpris qu’il parvienne un jour prochain à les tutoyer.
– Le site de John Shannon
– Sa page Myspace