En provenance de Philadelphie, des jeunes routards du rock fusionnent Dylan, Eno et Suicide. Hallucinations garanties.


Ce quatuor cultive un humour pour le moins insidieux et subversif. En empruntant son patronyme à une campagne internationale lancée contre le cartel de la drogue, un sérieux doute nous prend quant aux substances ingurgitées pour aboutir à un tel magma sonique. Les chansons du songwriter et metteur en son Adam Granduciel – quel nom prédestiné ! – sont certainement ce que nous avons entendu de plus amphétaminique ces derniers temps. Avec The War on Drugs, le bastion Secretly Canadian parvient à étoffer son déjà prestigieux catalogue (Jens Lekman, Antony & The Johnsons, Richard Swift, Danielson, I Love You But I’ve Chosen Darkness…) sans que ces nouvelles recrues ne viennent forcément de New York la snob – mais plutôt Philadelphie en Pennsylvanie. Une alternative inespérée aux fluo folkers en vogue qui font danser leurs popsongs sur les tribulations tribales de Fela Kuti. Car le trip de The War on Drugs, ce serait plutôt de détourner les voies traditionnelles de l’Americana direction l’aveuglante alpha.

Incontestablement, les chantiers expérimentaux manoeuvrés par Wilco et Jim O’Rourke sur Yankee Hotel Foxtrot et A Ghost is Born ont ouvert des lignes de déviations inespérées sur lesquelles n’ont pas manqué de s’engouffrer nos jeunes et valeureux guerriers. Mais si le groupe de Jeff Tweedy opérait une implosion (parfois cérébrale) au coeur de l’Americana, le mur du son de la bande à Adam Granduciel génère une intense densité luminescente braquée vers l’extérieur. En 2007, lorsque nos brillants bizuts publient leur premier EP Barrel of Batteries, ces six démos ne comportent que trois morceaux véritablement aboutis. Mais sur ces trois titres en question, une autoroute s’ouvre au quatuor, une étrange voie à grande vitesse où se rejoignent Highway 61 de Dylan et Autobahn de Kraftwerk, une symbiose impromptue entre guitares crues redneck et innovations synthétiques de la vieille Europe.

Son successeur Wagonwheel Blues, aligne neuf petits road movies, bigarrés à profusion. Avec un grand coup d’accélérateur, le quatuor conduit la capote ouverte, les rayons de soleil pénétrant la peau. L’accueillant « Arms Like Boulders” est une flamboyante déclaration des valeurs Americana, mais déjà quelque chose fait dérailler subtilement la machine. La voix nasillarde de Granduciel a les intonations de canard boiteux d’un certain Robert Zimmerman, tandis que la cavale rythmique est presque trop clinique pour porter des éperons. Et plus l’auditeur avance dans Wagonwheel Blues, plus la désorientation s’installe.
À l’instar des claviers caniculaires de “Taking The Farm” faisant apparaître des mirages de guitares électriques molles. Serait-ce de la krautry rock ? Pas si évident que ça, les claviers incinérés de Suicide et ceux plus songeurs de Brian Eno sont aussi répertoriés dans ce carambolage sensoriel via notamment le très ambient “Reverse The Charges”. L’album est entrecoupé de plages léthargiques instrumentales qui prolongent cet état de transe incandescent. La température monte avec “A Needle in your Eye #16” – affiliation tordue avec le “Needles In The Camel’s Eyes” d’Eno ? – et surtout le monstrueux “Show Me The Coast” qui, sur plus de 10 minutes, dilate un orgue tiré par une rythmique presque industrielle. Maintenir ce degré d’intensité est déjà un exploit.

Pour autant, War On Drugs est bel et bien pourvu d’un lyrisme rock, telle l’envolée vagabonde de “Buenos Aires Beach” qu’on croirait signée du « Boss » du New Jersey en personne. Mais fuyez le naturel… lorsque “Coast Reprise”, pop song elliptique s’embarque dans un long tunnel (Of Love) atmosphérique, feux éteints, on se demande alors si Wagonwheel Blues ne serait pas une adaptation personnelle de Crash de J-G. Ballard. Un accident extatique.

– Le site de War On Drugs