Dans l’ombre tutélaire du vénéré Miles Davis, période électrique, le trompettiste Wadada Leo Smith ajoute une nouvelle pierre angulaire à une oeuvre de plus en plus à même d’explorer ses soubassements spirituels.


Tabligh (qui dans la religion islamique correspond au travail du prophète consistant à « délivrer le message ») est le troisième album du Golden Quartet de Wadada Leo Smith, après Golden Quartet (2000) et The Year Of The Elephant (2002). Un personnel renouvelé marque un changement notable dans l’orientation esthétique de ce nouvel album, enregistré en 2005 dans le cadre du CalArts Creative Music Festival de Los Angeles. Ainsi, aux dinosaures Anthony Davis, Malachi Favors Magoustous et Jack DeJohnette succèdent à la batterie une figure incontournable du free jazz, Shannon Jackson (ancien membre de l’AACM de Chicago, tout comme Leo Smith, il a joué entre autres avec Ornette Coleman, Cecil Taylor ou James Blood Ulmer), et deux musiciens plus jeunes mais à la réputation flatteuse et grandissante : Vijay Iyer (piano, Fender Rhodes, synthétiseur) et John Lindberg (contrebasse, basse électrique).

Autant le préciser d’emblée pour nos lecteurs qui connaîtraient mal ce trompettiste majeur – ce qui est malheureusement souvent le cas par chez nous : ces huit dernières années l’essentiel de la démarche de Leo Smith peut se résumer en une relecture singulière d’une des périodes les plus fastes de Miles Davis, débutée avec Miles in the Sky (1967) et poursuivie jusqu’à Pangaea (1975). Si la série d’albums réalisés avec sa formation Yo Miles (en compagnie du guitariste Henry Kaiser) s’applique surtout à visiter les années postérieures à Jack Johnson (1970), avec le Golden Quartet ce sont celles antérieures qui font l’objet de toute son attention, In A Silent Way (1969) demeurant le point focal indépassable.
oeuvrer dans la continuité ne signifie pas recopier en bon élève studieux, ni même marcher stricto sensu dans les pas du maître. Tabligh le démontre s’il le fallait : Wadada Leo Smith redéfinit dans les grandes largeurs le jazz de Davis, retenant de ce dernier plus précisément ici l’art de la dérobade et du secret. On pourra en effet écouter cette musique autant de fois qu’on le voudra, restera cette impression délicieusement tenace de quelque chose qui nous échappe, fuit l’entendement – ce quelque chose que Jean-Louis Comolli qualifia, à propos de Miles Davis justement, de musique. Leo Smith repart de zéro, non avec le modeste espoir de se substituer un temps à son mentor, mais bien avec le farouche désir d’alimenter encore et encore le secret de cette musique. L’origine d’un monde.

Soit donc quatre morceaux d’une longueur conséquente aux linéaments harmoniques incroyablement complexes et aux développements cosmiques imprévisibles, en ce sens qu’ils participent d’un mouvement d’éléments rayonnants, d’un transfert de flux d’énergies et d’ondes de choc (les assauts rythmiques et puissants de Jackson sont systématiquement déterminants), plutôt que de lignes mélodiques bien définies. On s’enfonce dans ces plages comme on le ferait dans une eau à la fois chaude et accueillante (des restes de funk ici ou là), étale en apparence mais dissimulant en réalité d’obscurs courants souterrains post-bop, voire des précipices free. Turbulence des fonds.
Pièce maîtresse de Tabligh, le dernier morceau éponyme, qui coule sur plus de vingt-quatre minutes, procède en une série de va-et-vient entre profondeur et surface, silence et sonorités tempétueuses. Après une introduction songeuse où les tonalités synthétiques dans le lointain créent une atmosphère mystérieuse autour de la trompette lancinante du leader, piano, batterie et contrebasse accumulent leurs forces pour composer un flot ascensionnel de notes dispersées ou concentrées dans l’espace. Puis l’ensemble de retomber, de s’épanouir en des étendues étrangement fuyantes, avant de s’agiter encore en une série de tourbillons rythmiques qui ouvrent dans l’horizontalité de la composition de nouveaux points de fuite. Ruminations d’un monde enfoui qui n’en finit pas d’agiter ses ombres et ses références, aspirant au Zénith tout en méditant sur sa permanence. Grand disque.

– Le site de Orkhêstra

– La page MySpace de Wadada Leo Smith