Le feu continue de brûler dans les tripes des new-yorkais qui livrent un quatrième album à la fois grave et éblouissant. Ce groupe est en train de devenir immense. En est-il seulement conscient ?


Quoi de plus respectable qu’un artiste ou un groupe qui avance coûte que coûte, creusant son sillon contre vents et marées, au risque d’y laisser sa santé et de pondre, ça et là, quelques pièces peu recommandables ? Car c’est bien à l’aune de l’ensemble de sa discographie que l’on juge de sa pertinence à un instant donné. Il en va ainsi de The Walkmen, un groupe de l’ombre, que ce soit celle de la notoriété — les projecteurs braqués sur la scène new-yorkaise depuis l’avènement des Strokes semblent avoir oublié The Walkmen — ou celle de l’âme — la musique du quintet n’est pas à proprement parler festive ou même joyeuse. Et c’est au bout de ce quatrième véritable album (en écartant Pussy Cats, l’album qui rend un vibrant hommage à la paire Harry Nilsson/John Lennon) que l’on se prend à reconsidérer très sérieusement le cas de ce groupe né sur les cendres de Jonathan Fire*Eater. Car You&Me risque bien de faire basculer le combo dans la division des grands groupes, aux côtés d’autres résidents de la Grosse Pomme, The National. Non pas que le rock de la bande menée par Hamilton Leithauser soit comparable à celui produit par Berninger et consorts, mais ces deux groupes ont en commun une quête sans cesse alimentée de la progression, de l’amélioration, avec une certaine idée de la perfection comme aboutissement, avec un cheminement qui s’effectue sans cesse sur la brèche. Oui, You & Me, sur notre échelle de valeurs des grands albums, de ceux qui apportent réellement une avancée à la chose rock, est du niveau de Boxer, pas moins. Et ceci bien que l’étape A Hundred Miles Off n’arrivait pas à la cheville d’Alligator.

Ce qui fait de The National cet immense groupe, c’est la sophistication discrète de sa musique. A contrario, ce qui séduit chez The Walkmen aujourd’hui, c’est cette apparente simplicité, cette déconstruction lancinante doublée d’une science du silence, particulièrement appuyée dans les ballades. Guitares, batterie, percussions, orgue, piano, basse, cuivres, cordes : tous ces instruments parviennent à cohabiter dans une bâtisse faite de bric et de broc. Le sifflement de l’immense “On the Water” sur ces guitares tranchantes, la marche militaire de “Seven Years of Holidays”, les guitares apocalyptiques de “Postcards from Tiny Islands”, ou tout simplement le riff cabaret de “Canadian Girl”. Les cinq de The Walkmen se servent au gré de leurs envies dans tout ce que l’histoire de la musique a apporté dans leurs esgourdes pour élaborer une musique d’une étonnante sobriété.
Pourtant, il ressort de l’écoute de You & Me une sensation de richesse et de profondeur rares, émanant finalement d’une écriture ciselée et tirant une droite là où n’importe quel besogneux se serait perdu en circonvolutions cérébrales tout juste bonnes à épater les galeristes. S’ajoute à ceci un son tout en reverb, particulièrement saignant sur la voix dylanesque en diable de Leithauser (un Dylan chantant presque juste, qui s’en plaindrait ?), mais une reverb du pauvre, pas celle des grands jours comme élaborée par Phil Ek pour, au hasard, Band Of Horses ou The Shins. Non, plutôt une reverb hachée menu, fabriquée au rabais, confinant cette musique des grands airs dans une petite boîte fermée de toute part, et obligeant le chanteur à s’époumoner de peur de ne pas être entendu.

Concernant les compositions, The Walkmen verse toujours dans le folk urbain, alliant poésie crue à des mélodies tempêtueuses, s’affranchissant la plupart du temps de refrains superflus. Car là encore seul l’effet immédiat est recherché, le coeur ouvert plutôt que le cerveau fermé. Pour autant, cette immédiateté fonctionne à plein. Car en effet, autant d’évidence est souvent synonyme de disque éphémère. Or il n’en est rien ici tant ces compositions tiennent largement la longueur des quatorze titres, et se dévoilent toujours un peu plus à chaque écoute. L’émotion étant mise en avant, l’esprit se met instantanément en quête de ses origines, ouvrant grand ses capteurs pour déceler le secret d’une réussite aussi criante. Les chansons les plus simples et qui ont su traverser les siècles n’ont toujours pas révélé le secret de leur longévité, il est fort à parier que nombre des morceaux qui peuplent You & Me continueront de hanter leurs victimes des années après leur découverte.

Elle est rare, finalement, l’occasion d’être à ce point le témoin du moment où un groupe jette vraiment tout ce qu’il a dans sa musique. C’est exactement cette sensation de dévoilement total, sans oublier d’y mettre les formes, qui rend You & Me à la fois si touchant et magistral. The Walkmen a su non seulement se rattraper mais aussi se transcender pour se hisser, définitivement, parions-le, au rang des plus grands. Le mot « chef-d’oeuvre » nous brûle les doigts.

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