Le nouvel album de Nurse With Wound opère en terrain pop dadaïste avec extravagance et, surtout, une forte envie de plaire. L’occasion rêvée de découvrir un non-groupe parmi les plus géniaux de ces trente dernières années.


Alors que l’on salue un peu partout les derniers délires un brin faiblards d’Of Montreal et de sa tête pensante Kevin Barnes, qui n’en finit plus de se perdre dans des compositions à tiroirs d’une extrême indigence, Steven Stapleton et ses Nurse With Wound (une douzaine de musiciens non domiciliés autour d’un leader invétéré) investissent une pop avant-gardiste tout aussi barrée et surréaliste sans susciter pour autant l’effervescence de la branchouille parisienne. Trente ans que cela dure (une quarantaine d’albums répertoriés), et personne ne s’en plaindra, même pas l’intéressé qui a goûté un nombre incalculable de musiques obliques et fait depuis belles lurettes le deuil de tout éventuel succès commercial, lui préférant la reconnaissance de ses pairs. Et si les albums de l’Anglais s’avèrent parfois déconcertants pour les âmes sensibles, profitons de Huffin’ Rag Blues et de son caractère éminemment easy listening pour suivre quelques pistes ici ouvertes afin de donner envie aux plus curieux d’aller y voir de plus près.

Car de pistes, fausses au demeurant, il est bel et bien question sur ce nouvel album à double-fond, où façade et arrière-plan jouent un jeu de masques. De prime abord l’endroit paraîtra chaleureux quoique vieillot (les années 1950), le mobilier un peu daté (bien que la mode, ça va ça vient, hein !) et la tapisserie plutôt défraîchie (le jazz cool et cosy, volontiers cinématique, de « Grease Groove »). On y sera divinement accueillis par des femmes tirées à quatre épingles, à la voix angélique et on ne peut plus disposées à nous montrer leur beau jardin aux mille et une couleurs (« Thrill of Romance… ? »). Mais, derrière ces manières avenantes, cette séduction facile se cache une tout autre réalité, bien moins réjouissante. Une sorte de point aveugle, de traumatisme originel, sinon de monde refoulé (l’animalité débordante et cacophonique de « The Funktion of the Hairy Egg », dont les deux dernières minutes sont constituées de bruits manifestement enregistrés dans un zoo) qui accuse un conflit fondamental entre l’être humain et le monde, ce tragique déchirement interne si cher aux surréalistes.

On ne s’étonnera pas, dès lors, que figurent dans le livret des chansons élégantes de Huffin’ Rag Blues des images de guerre atomique (masques à gaz, visages déformés, photos en noir en blanc de missiles et de paysage lunaire). Que la porte du plaisir veuille bien s’ouvrir et ce sont des cadavres jonchés sur le sol qui nous font de l’oeil (“Black Teeth” qui en fait un, de clin d’oeil, à Nick Cave). Le décor ne vaut justement que comme décor, tape à l’oeil contre lequel on manque de se crasher à tout moment, sourire en coin (“Cruisin’ For A Bruisin’” et sa course haletante digne d’un pastiche sonore de Bullitt). Ce que l’on croyait relever de l’évidence devient amas de signes à déchiffrer, immersion au coeur d’un mystère dissimulé sous de trompeuses apparences (“ Ketamineaphonia”, “Juice Head Crazy Lady”, collages sonores plus expérimentaux, ambient, voire bruitistes, sont l’envers torturés et inquiétants de morceaux plus lisses).

On rit, on pleure, à la barbe du mal. Puis on pleure de ne plus pouvoir rire, comme avant, découvrant que le mal était là, enfoui et grimaçant, déjà en train de s’abreuver de notre petit bonheur de pacotille. Le chant d’une douce (Suzi Firenza) s’en vient alors bercer nos rêves sur fond de swing lounge et répétitif, sans doute avec l’espoir de nous enrober dans sa mélancolie cotonneuse. Solitude contre solitude (“Wash the Dust from my Heart”, une danse langoureuse parfois en proie à quelques menus dérapages). Peine perdue, bientôt le silence nous conduira vers de plus angoissantes latitudes. Une voix, encore, celle de la suave Freida Abtan, ondule dans un espace réverbéré et fantasmé, qui n’est peut-être autre que nous-mêmes (“All of Me”).

Au terme d’une chronique à la subjectivité débordante, que nous auront révélé les pistes ainsi empruntées ? Qu’en chaque album de Nurse With Wound, fût-il des plus accessibles, gît l’auditeur qui voudra bien l’écouter. Rien n’est clair, tout reste à éclaircir. Peut-être la prochaine fois…

– Le site de Nurse With Wound