Coup double après We Made This Ourselves. En deux disques, cette nouvelle venue dans la famille nombreuse des chanteuses à piano s’impose déjà dans les premiers rangs et ne semble pas prête d’en être délogée.


Débarquée il y a peu dans notre cocon par la grâce de We Made This Ourselves, un premier album d’une beauté infinie, Essie Jain revient déjà avec The Inbetween. Si deux mois et demi à peine séparent les sorties respectives de ces deux disques en France, leur génèse s’est produite à plus d’un an d’intervalle. Mais même ce court laps de temps ne suffit pas à expliquer l’énorme pas en avant effectué par la jeune Britannique. Elle nous avait laissés émus aux larmes avec ses petits bouts de chansons déchirantes, elle nous revient avec un recueil puissant, charnel et musculeux, sans n’avoir rien perdu de sa grâce innée.

“Eavesdrop”, en lever de rideau, s’inscrit dans la lignée parfaite du premier effort de la néo-brooklynoise, avec ce piano anorexique, cette voix de dentelle et cette mélodie belle comme de la rosée. Mais cette entrée en matière, si elle rassure, n’augure en rien de ce qui suit. Alors qu’elle se contentait jusque-là de s’accompagner de son piano et de quelques cordes entrées par hasard, elle envahit aujourd’hui le studio, non sans avoir auparavant vidé les réserves de leurs instruments. Cordes, vents, batterie, tout y est largement démultiplié sur The Inbetween. Probablement habitée par Brooklyn où elle réside, elle s’est imprégnée du gigantisme de cette ville pour armer son propos, consolider ses fondamentaux, et revêtir ses mélodies de tenues chaudes pour mieux affronter les frimas d’un hiver que l’on devine rugueux. Ce disque ramassé et concis déploie des trésors d’inventions harmoniques et mélodiques, témoins d’une curiosité insatiable, et preuve surtout de l’éclosion d’un papillon multicolore qui aurait décidé de s’affranchir de son destin d’éphémère.
Autre nouveauté, Essie Jain s’éloigne à plusieurs reprises de son piano pour se frotter à la guitare (et à la voix) de Patrick Glynn — “I Ask You”, “Stop”, et surtout “You” qui n’est pas sans rappeler “Deep Water”, magnifique et unique bulle organique du dernier chef-d’oeuvre de Portishead. Elle en profite pour se concentrer sur sa voix, son atout maître puisque c’est par son chant qu’elle provoque les plus grandes émotions. En l’explorant dans ses moindres recoins, elle se transforme en diva modeste mais gaillarde, se transcendant, en ouvrant des portes d’univers que l’on n’imaginait pas entendre chez elle lors de notre première rencontre. Un peu comme si une jeune fille, croisée lors d’une soirée anonyme, nous avait séduits par sa timidité et nous revenait transformée, exaltée presque. On ne se lasse pas du formidable “The Rights”, mélange habile de musique kletzmer et de l’univers brechtien pour un résultat proprement jubilatoire.

Toutefois, le piano reste son instrument de prédilection. Si elle n’est pas une grande pianiste, son jeu tactile, gracile même, octroie à ses vignettes une couleur pastel qui les rend instantanément accrocheuses. La modestie de son toucher, loin d’être une limite, l’invite à user des nombreuses nuances apportées par les touches ivoires, lui permettant ainsi de déambuler entre des styles différents. Ainsi, elle prend appui sur ses ballades originelles, sa marque de fabrique, pour se lancer sans effort dans la pop plus classique — “Do It”, qui n’a rien à envier aux meilleures pièces de Fiona Apple — qui la place immédiatement au sommet de la longue liste de chanteuses à piano aujourd’hui en exercice.
De manière plus générale, Essie Jain, à l’instar de Frida Hyvönen très récemment, recentre le débat et démontre, sans peine, combien les fondamentaux se suffisent pour s’inscrire durablement dans l’univers de la pop. On voit mal comment leurs deux premiers albums, qui en appellent probablement d’autres tout aussi fascinants, seront victimes de l’usure du temps. On imagine au contraire qu’ils sauront profiter de la pâtine, s’imposant doucement mais sûrement dans la discothèque de ceux qui se seront penchés dessus. De Fiona Apple, justement, à Feist, Cat Power, Scout Niblett ou Keren Ann, c’est discrètement mais intelligemment que ces femmes se sont imposées, sans forfanterie ni artifice, sans maquillage ni grimage. Essie Jain est assurément la nouvelle chanteuse sur laquelle il faudra compter dans les années à venir.

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