Tiraillé entre noir et blanc, bien et mal, le lumineux Antony Hegarty pleure sur ce troisième opus une dizaine de chansons en détresse et bouleversantes.


C’est l’histoire d’un cygne noir qui, après dix années à se mouvoir dans l’ombre, a pris son envol. Le premier album d’Antony & the Johnsons en 1998, fut un échec commercial patent. Trop en avance, reconnaissons-lui aujourd’hui d’incontestables vertus (à réévaluer urgemment et réédité voilà deux ans par Secretly Canadian). Sa pochette présentait l’oiseau en ange hermaphrodite sur fond bleu vide et calme blanc… Sur son deuxième album, I Am A Bird Now (2005) celui de l’explosion médiatique, l’image virait aux couleurs austères : sur un célèbre cliché noir et blanc * [portrait du photographe Peter Hujar, intitulée Candy Darling on her Deathbed (1974) et qui montre le transsexuel Candy Darling (de son vrai nom J.Slattery) quelques jours avant sa mort. C’est un cliché connu pour ce qu’il montre (l’agonie enjôlée) et aussi parce que ce trans a été l’amant, outre du photographe, mais aussi de Warhol selon la légende.]], un modèle à la sexualité tant ambigüe qu’intriguante, posait allongé sur un lit. L’évolution du visuel indiquait avec pertinence les nouvelles aspérités musicales revêtues. Avec le danseur de butoh japonais Kazuo Ohno (déjà présent sur celui du EP, [Another World) ces teintes se prolongent sur ce troisième album, comme une volonté de poursuivre l’oeuvre, creuser encore cet état — que nous qualifierons de grâce.

I Am A Bird Now s’ouvrait sur le bouleversant “Hope There’s Someone”, un électro-choc émotionnel où Antony, de sa voix à la posture hiératique, occupait tout l’espace, accaparait l’auditeur livré sans résistance à cette voix à l’identité troublante. Ses trémolos profondément humains, sanglots continuels scellant une harmonie inédite entre les voix de Nina Simone et Marc Almond, l’ont vite établi parmi les acteurs de la nouvelle scène folk new-yorkaise, renommée accrue par ses accointances avec ces amis Cocorosie et Devandra Banhart… et dans quelques autres cercles plus larges (Lou Reed, Boy George, Björk, Philipp Glass…).

Il ne peut en être autrement, cette voix est encore l’épicentre de The Crying Light. Sur disque, aucune trace ne reste de la parenthèse dance-floor décadente Hercule & Love Affair entendue l’année dernière, ni du lyrisme échevelé du premier album éponyme. The Crying Light suit imperturbablement son cheminement artistique, s’inscrivant dans la suite logique d’I am a Bird Now. L’album peaufine cette brèche intimiste ouverte sur le précédent opus, qui lui sied à ravir. Mais cette fois, sa concentration peut s’épanouir, le chanteur à la voix d’or n’est plus entouré par des ôtes de luxe comme sur l’album précédent (Lou Reed, Rufus Wainwright, Boy George…).

Tragédien, Antony Hagerty porte incontestablement cette vocation dans sa peau. Tout comme Baby Dee (auteur du somptueux Safe Inside The Day l’année dernière), cette théâtralité, indivisible du personnage, ne fait en aucun cas acte de démesure sur ces dix complaintes déchirantes au piano offertes ici, mais vise le vertige émotionnel, comme dans un dilemne dostoïevskien. Même lorsque la composition apparaît dans son plus simple appareil, il suffit seulement de quelques bougies et des arpèges lents et diaphanes d’une guitare électrique pour que les mots sortant de sa gorge fassent monter progressivement la tension (“Aeon”).

Pour Antony & The Johnsons l’art de la composition dépouillée vise à toucher sa cible dès la première flèche. Les ballades crève-coeur se succèdent et ne se ressemblent pas : chaque poignante mesure de « Her Eyes Are Underneath the Ground”, “The Crying Light”, l’incomparable « Daylight and the Sun » ou encore « Another World » soutirerait des larmes à la Venus de Milo, ébranlée par ce chant qui nous file la chair de poule avec une aisance écoeurante.
Sur le caressant “One Dove”, un saxophoniste souffle sur Lafayette Avenue un soir d’automne, quelques accords sur un piano aux touches de velours dictant la marche. Les arrangements de cordes confiés au prodigieux Nico Muhly (Björk, Philip Glass), maintiennent cet état d’aurore permanent, lorsque le rêve commence à se fissurer par la lumière du jour, lorsque nous sommes seuls, livrés à nous-mêmes et à nos songes.
Les chansons de The Crying Light suggèrent bien cet état d’entre-deux. Le chanteur indécis, décuplé par l’émotion de ces sentiments, devient hors de portée, intouchable — la prière “Dust and Water”, dans une scène évoquant le néant, où la voix d’Antony n’a jamais été aussi proche du précipice. Mais tout n’est pas si triste, Antony chante parfois le bonheur dans son vague à l’âme. Sur la seule déclaration d’amour, “Kiss My Name”, il fait montre d’engoument, pris dans un tourbillon de cordes, la voix paraîtrait presque amusée… et émouvante.

Il est connu qu’avant de mourir, le cygne chante davantage et avec plus de force. On ne peux mieux décrire la musique d’Antony & The Johnsons.

* Portrait du photographe Peter Hujar, intitulée Candy Darling on her Deathbed (1974) et qui montre le transsexuel Candy Darling (de son vrai nom J.Slattery) quelques jours avant sa mort. C’est un cliché connu pour ce qu’il montre (l’agonie enjôlée) et aussi parce que ce trans a été l’amant, outre du photographe, mais aussi de Warhol selon la légende.

– Lire également la chronique de I Am A Bird Now (2005)

– Lire la chronique de Another World

– Le site d’Antony & The Johnsons

– La page [Myspace->
http://www.myspace.com/antonyandthejohnsons]