Juste retour des choses, après six ans d’attente, revenons six mois après sur le dernier album des Munichois de The Notwist : entre electronica, folk et musique concrète. Un disque à habiter.


« You’re the color, you’re the movement and the spin. Never could it stay with me the whole day long. Fail with consequence, lose with eloquence and smile. You’re not in this movie ; you’re not in this song. Never. Leave me paralyzed love. Leave me hypnotised love.”
Comme une adresse, presque une dédicace, ce sont sur ces paroles terribles aux échos et aux sens si contradictoires qu’elles nous déchiraient l’âme que se concluait “Consequence”, l’ultime titre de Neon Golden l’album de The Notwist paru en 2002. Épreuve sysiphienne, chaque écoute de ce disque (et il y en eut des centaines) nous faisait et nous défaisait, était une ascension et une chute ; oeuvre insaisissable ; oeuvre qui paraissait séminale et déjà testamentaire. Car depuis, plus rien, The Notwist nous avait laissés sans nouvelle, seuls, interdits et étourdis devant ce disque singulier. Certes, entre Console, Lali Puna, et 13 & God, projets parallèles des membres du groupe les sons persistaient, et l’electronica était même devenue un genre prisé, bien que trop rarement inspiré.

Après six ans d’impatience et de désespérance face à ce silence, The Notwist est donc revenu avec The Devil, You + Me. D’emblée, le titre paraît aporétique et énigmatique comme une phrase prématurément interrompue, comme une proposition suggestive et encore insensée, entre invocation magique et langage mathématique. Ce sera ainsi sous le regard d’un Malin Génie que se déploieront les notes comme si Les frères Acher nous avertissaient : entre construction presque géométrique de chaque titre et simulacres d’appartenance à des genres identifiables, l’album formerait une unité ténue, révèlerait une tension entre l’envol lyrique d’harmonies électroniques et la concrétude abrupte de sons électriques ou acoustiques. The Devil, You + Me se développe en creusant son propre sillon, un disque jamais là où l’attend, jamais là où on a cru pouvoir le ranger, rendant mouvantes les terres sur lesquelles nous avions disposé notre écoute.

Globalement, la trajectoire entière de The Notwist a de quoi déconcerter, passant en 15 ans du punk à l’electro-pop s’autorisant des embardées du côté des expérimentations. Depuis Shrink, la musique de Notwist est devenue une discipline de la perception en paraissant s’approprier les audaces de Pierre Shaeffer et de Varèse, précurseurs de la musique concrète. C’est du réel, de ses composants, de ses bruits, et de ses murmures que les morceaux de The Notwist ont souvent puisé leur puissance d’évocation. “Chemicals”, par exemple, s’élaborait mélodiquement autour des sonorités pleines de vitalité et de brouhaha d’un modem cherchant à se connecter. Or, comme en un choc en retour, tout comme la musique concrète, celle de The Notwist n’imite pas le réel, elle paraît l’enrichir sans cesse, et de toute évidence trouble l’appréhension que nous pouvons en avoir, nous rendant sensible à l’anodin, nous conférant la faculté de rassembler des sons séparés et à les unir en des harmonies distendues et chaotiques qui semblent « faire parler les choses » : klaxons, bruits saccadés du métro, murmure lointain de la circulation, bruits intermittents des conversations croisées, la réalité devient alors le bastion de mélodies possibles que chacun peut fabriquer à partir du matériau qu’est le réel. La musique n’est alors plus une enclave, elle est l’enveloppe impalpable du monde qui nous entoure et que chacun peut appréhender avec un peu d’attention. En somme, The Notwist nous a permis d’entendre et appris à écouter.

La trajectoire de ce nouvel album semble elle-même relever de la contorsion, voire du faux-semblant, du trompe-l’oeil. Construit sur des trames mélodiques apparemment communes, naïves, chaque titre insensiblement travaille à la rupture de ses structures, en modifiant les rythmes et la linéarité de ses orchestrations. Ainsi, le premier titre “Good Lies” a pour refrain une sorte de profession de foi : « Let’s just imitate the real until we found a better one ». Son électrique autant qu’électronique, guitare répétitive, rythmique scandée, et provoquant l’attente d’une explosion, pour au contraire ouvrir sur la disparition des instruments et laisser place au chant, et puis le cycle reprend comme si l’on était embarqué sur des montagnes russes émotionnelles en pleine obscurité.
Plus que jamais la voix de Markus Acher donne à chaque mouvement sa singularité. Voix d’un renoncement apaisé, voix neutre qui semble faire coaguler les instruments autour d’elle — “Sleep”. Conférant une étrange coloration à tous les titres, elle s’apparente à une colle blanche et fragile qui sous-tend et révèle chaque note, qui ne parade jamais. Chant dont les inflexions, comme le filet des funambules, paraîssent retenir les mélodies et leurs empreintes (“Gloomy Planet”), intonations qui sont une trame et qui, comme un écran de cinéma, happe notre imaginaire, incarne nos états d’âme comme la cire marque les sceaux « The Devil, You + Me ». La voix est une tabula rasa.
Au gré des mouvements, et des titres des pistes, on sent que le mouvement secret et interne de cet album revient à habiter les lieux, chaque morceau apparaissant comme une variation à l’égard des contraintes qu’imposent la terre, les cieux, les villes — “Boneless” –, l’Ici qui est trop ou pas assez l’Ailleurs, les tourments de l’être là, les hantises de n’être que là. The Devil, You + Me impose ainsi angoisse, lourdeur, tout en ouvrant des points de fuite et de perspectives, une façon d’être ensemble toujours sur le départ.

Bel album déceptif, mais n’est-il pas pour Toi et Moi de l’essence du Diable d’être décevant ?

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