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Après avoir abordé quelques disques récemment sortis du contrebassiste, plongeons-nous dans sa discographie et sa biographie en remontant le temps et mettant en exergue aussi bien les clés de voûte que les portes dérobées, mais néanmoins indispensables, qui permettent d’appréhender une oeuvre artistique aux multiples facettes.

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Franck Lowe – Black Beings (ESP/Orkhêstra – 1973/2008)

William Parker est né le 10 janvier 1952 dans le Bronx, à New York. Son environnement familial se montre d’emblée susceptible de faire palpiter chez lui une fibre musicale. Amateur éclairé de jazz, son père écoute en effet régulièrement à la maison des disques de Count Basie, Coleman Hawkins, Ben Webster et surtout Duke Ellington. Voilà un heureux privilège qui prédispose à fouler les vanités du monde au rythme d’une musique conjugée à la liberté. L’auteur de Money Jungle (chef-d’oeuvre du pianiste sorti en 1962, sur lequel figure un certain Charles Mingus) ravit ainsi très tôt les oreilles du fiston, pour qui ses parents envisagent d’ailleurs moins une carrière artistique qu’un métier prosaïque et stable. Pas découragé, mais sans trop d’illusions non plus, celui-ci manifeste des velléités de poésie et s’essaie parallèlement à la trompette et au trombone lors de sa huitième année, des instruments empruntés par son père chez un prêteur sur gages du quartier. Adolescent, il étudie ensuite le violoncelle au lycée, puis la contrebasse en intégrant la Jazzmobile School située à Harlem, où officient Paul West, Jimmy Garrison et Richard Davis. Ces années d’apprentissage se montrent capitales dans son choix de devenir musicien professionnel : au contact de tous ces illustres mentors (auxquels s’ajoutera le précieux Wilbur Ware), le jeune homme doué, qui a baigné dans le climat délétère du Bronx, prend conscience que la musique en général, et le jazz en particulier possèdent cette faculté, volontiers mystique, d’élever les hommes vers de plus hauts desseins que ceux qui s’enracinent dans la rue et la misère sociale. Ses goûts vont alors vers les représentants du jazz avant-gardiste libertaire des années 1960, tels ceux du Modern Jazz Quartet, Ornette Coleman, ou encore les figures spirituelles adulées que sont John Coltrane et Albert Ayler.

Dès le début des années 70, alors qu’il est âgé d’à peine 20 ans, William Parker fait ses gammes dans divers ensembles : en trio avec le saxophoniste Hassan Dawkins ou dans les formations Centering Music And Dance Ensemble et The Aumie Orchestra avec lesquelles il tourne dans les caves de Waverly Place. Enregistré en mars 1973 à New York, Black Beings est un des premiers albums officiels sur lequel il apparaît. Le quintet de Franck Lowe (qui voit le saxophoniste ténor échanger notamment avec le soprano et l’alto de Joseph Jarman) s’inscrit dans l’esprit d’un free coltranien pour le moins véhément et engagé (au sens littéral du terme), comme en atteste le titre qui ouvre l’album, “In Trane’s Name”. La puissance sonore phénoménale du set, renforcée par une réédition impeccable comprenant pour la première fois des versions intégrales des trois morceaux initialement joués, témoigne d’une vibrante envie d’en découdre avec toute forme de carcan, et donne lieu à un déchaînement de forces pulsionnelles d’une rare intensité. Souvent associée au violon de Raymond Lee Cheng, la contrebasse de William Parker développe moins des motifs qu’elle ne conjugue force et aplomb en un va-et-vient vertical, masse et corps portés vers un dessein commun d’improvisation hic et nunc. Gestes brusques ou privés de sens, c’est-à-dire imprévisibles et téméraires, comme en atteste par exemple l’échange vigoureux, au mitan de la première plage, où les coups d’archet le disputent en tressaillements expiatoires aux arpèges du violon — avant que Rashid Sinan n’entame un solo survolté à la batterie. Témoignage palpitant d’une génération afro-américaine fiévreuse qui vivait la musique comme un gage de révolte, sinon de survie, Black Beings fait entrer de plain-pied le jeune contrebassiste dans l’histoire du free jazz.

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William Parker – Through Acceptance of the Mystery Peace (Eremite – 1974-1979/1998)

À la fin des années 1970, William Parker a déjà joué avec quelques-unes des plus grands figures du free jazz : Ed Blackwell, Don Cherry, Bill Dixon, Cecil Taylor, Milford Graves, Billy Higgins, Sunny Murray et David S. Ware. C’est un musicien accompli qui prône la mixité raciale et communautaire, notamment en s’investissant sur plusieurs fronts artistique ou associatif. Il a cofondé en 1974, avec la chorégraphe Patricia Nicholson qui deviendra sa compagne, le Centering Music/Dance Ensemble, organisé le Lower East Side Festival avec Billy Bang, composé la musique pour de nombreux ballets, enseigné dans le cadre d’ateliers de musique ou de poésie, et donné des concerts dans des prisons et des hôpitaux. Porté par une curiosité intellectuelle tous azimuts et un fervent désir de partager ses savoirs, comme de s’enrichir de ceux des autres, William Parker conçoit son art dès le départ avec sérénité, à la manière d’une offrande : geste politique, assurément, mais vécu comme une révolte rentrée (tout le contraire de Mingus, à qui on le compare souvent hâtivement, nous reviendrons plus en détails sur ce point ultérieurement, lorsque nous aborderons les années 1990), une ouverture au monde et un engagement sans fard.
Through Acceptance of the Mystery Peace est un des rares documents qui donnent à entendre le travail du contrebassiste de cette époque. Son intérêt s’avère essentiel, car l’album contient en germe toute l’oeuvre à venir de Parker. Initialement assorti de quatre compositions originales, il présente dans sa version rééditée de 1998 un cinquième morceau éponyme, en hommage au poète américain Kenneth Patchen (décédé en 1972), dont la lecture de certains textes (notamment ces mots « through acceptance of the mystery peace & only through peace can come acceptance of the mystery ») ont été décisifs dans la vie et le parcours artistique du contrebassiste — d’après ses propres dires. Écrit pour deux violons, un violoncelle et une flûte, ce morceau rajouté a posteriori, datant de janvier 1979, dévoile une inspiration qui flirte avec la musique contemporaine et improvisée. Dans le même ordre d’idée, “Face Still Hands Folded” est une composition très épurée pour deux violons, d’abord écrite pour le ballet Dawn Voice (1976) et sur laquelle le contrebassiste vient uniquement poser sa voix, récitant un de ses poèmes dédiés à son père. D’obédience free, “Desert Flower” et “Rattles and Bells and the Light of the Sun” (en hommage à Coltrane) témoignent de l’intérêt que Parker a porté très tôt aux grands ensembles (ici de cuivres) et de sa gestion déjà remarquable, fortement influencée par l’Escalator Over The Hill de Carla Bley (1971), des masses orchestrales, des interventions en contre-chant et des soli entrelacés. Proche dans l’esprit free, “Commitment” développe une formule instrumentale plus réduite en trio : le contrebassiste échange successivement avec la trompette d’Arthur Williams, puis le saxophone ténor de John Hagen, privilégiant le jeu à l’archet, rythmique et peu discurssif, moins tendu qu’intense dans ses syncopes. Un jeu tout simplement dansant.

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The Cecil Taylor Unit – Live in Bologna (Leo/Orkhêstra – 1988)

Dès 1973, William Parker figure régulièrement dans les formations du pianiste Cecil Taylor. Il intègre donc logiquement le Cecil Taylor Unit au début des années 1980, une collaboration qui durera jusqu’en 1991. Enregistré en Italie le 3 novembre 1987, Live in Bologna découvre un quintet au sommet de son art, un « Unit » fortement remanié avec Leroy Jenkins au violon, Thurman Barker à la batterie et Carlos Wards au saxophone alto (ce dernier remplace Jimmy Lyons, décédé en 1986). Constitué d’une seule plage de près de 70 minutes, cet album démarre sur les chapeaux de roue avec un Taylor transporté dont la main gauche fait proprement des étincelles, générant des sonorités quasi métalliques, calées sur les mouvements d’une humeur rythmique fluctuante qui se nourrit de traditions afro-américaines et de blues. De son côté, William Parker n’est pas en reste : il ouvre la profondeur du champ musical à la manière d’un peintre expressionniste qui tendrait une toile à même le sol, de sorte à ce qu’elle puisse contenir ensuite des jets successifs de couleurs débordantes. Pendant toute la première partie du set, le contrebassiste alimente un groove tenace et structurant qui, en fond, assure un continuum sonore hypnotique à une improvisation collective épousant un aspect pour le moins labyrinthique et spontané. Il poursuit dans un second temps à l’archet, sur un mode plus contemplatif et délié, lors de l’intermède percussif où Barker joue du marimba et Wards de la flûte, puis renoue avec un groove puissant lorsque le morceau reprend de plus belle sa course vers l’inconnu.
« J’appréhende chaque corde, chaque son, chaque harmonique comme une bande de couleur différente » dit william Parker à propos de son concept de « Band of Light », une méthode de jeu qu’il a étudiée et définie à partir de la vision, de la couleur et du son, mais aussi d’incantations, du chant et de la transe : « À la base de mon esthétique, chaque son doit avoir une raison d’être et représenter une chose spécifique ». Quinze ans après ses débuts discographiques, le contrebassiste affiche ainsi un style souverain et un langage complexe qui s’apparente à un ressassement extatique confinant à la transe, duquel émergent de courts motifs mélodiques parfois à peine esquissés, à la manière d’un ressac qui apporterait son lot de possibles et de rumeurs dans un flux reconduit de vibrations partagées.

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Other Dimensions In Music – S/T (Silkheart/Orkhêstra – 1989)

Achevant en beauté la décennie, Other Dimensions In Music demeure sans conteste une des grandes réussites discographiques de William Parker. Le contrebassiste y côtoie trois musiciens qu’il fréquente depuis la fin des années 1970, et qui ne cesseront dès lors de croiser sa route : Roy Campbell à la trompette, Daniel Carter aux saxophones, à la trompette et à la flûte, Rashid Bakr à la batterie. Dans le livret de ce premier album d’un quartet né en 1981, qui a donc beaucoup tourné avant de rentrer en studio, Parker prévient l’auditeur : ce projet est guidé par les mêmes esprits (divins) que ceux qui, naguère, inspirèrent John Coltrane, Bud Powell et Louis Amstrong, ajoutant ceci : « C’est le rôle de l’artiste de déclencher les révolutions politique, sociale et spirituelle ». Quête de liberté absolue selon encore Roy Campbell, la musique produite ici reflète une haute vision du monde — qui permet d’accéder précisément à ces autres dimensions pointées avec le titre — où le musicien/citoyen, respectueux de traditions qu’il doit perpétrer en les actualisant, devient le réceptacle d’une multitude d’influences et de connaissances qu’il lui faut transmettre à la collectivité des hommes via le prisme d’un art résolument tourné vers l’avenir. Du bebop aux patterns traditionnalistes africains et indiens, en passant naturellement par le blues, le swing ou le free jazz, Other Dimensions In Music brille ainsi par la limpidité, la cohérence et l’intelligence de son propos musical, situé aux antipodes d’un magma informe qu’une telle démarche syncrétique aurait pu laisser craindre. La musique semble ici littéralement s’inventer dans nos oreilles, sans chercher à nous perdre dans des considérations avant-gardistes stériles ou un chaos assourdissant. Au contraire, la respiration y occupe une place de choix : elle est le liant invisible mais néanmoins indispensable à de longs développements poétiques, évoquant parfois des couleurs d’aube, qui ménagent des échanges magnétiques et des variations d’intensités selon une dialectique formelle impromptue. Particulièrement inspiré et en vue, William Parker distille un groove qui réfute tout idée d’ostinato définitif et alterne les cadences et les effets de picking rythmiques souvent à la source de dialogues cuivrés énergiques ou de sonorités étonnantes (cf. son solo aux couleurs orientales à la fin de “Tradition’s Tansitional Omissions Suite”). Cette première expérience extatique sera suivie de trois autres albums : Now ! en 1998, Time Is Of The Essence is Beyond Time (avec la présence du pianiste Matthew Shipp) en 2000 et Live At The Sunset en 2007 (avec Hamid Drake à la batterie).

Le roi Parker (1)

– À suivre :
Le roi Parker (3) : les années 1990
Le roi Parker (4) : les années 2000